| XIII - Où La Candeur ne doute plus que Rouletabille ne soit devenu fou.
C’était court, mais c’était suffisant pour bouleverser le reporter. Jusqu’à cette minute où il lui fut donné de lire ces deux phrases tracées par la main d’Ivana, Rouletabille avait cru que le dernier acte de la jeune fille lui avait été dicté par le morne désespoir où il l’avait vue plongée par la terrible fin de Kara-Selim.
N’avait-elle point montré, depuis cet instant tragique, un détachement absolu de la vie ? N’avait-elle point, sous les yeux du reporter, cherché vingt fois la mort ?… Et voilà que, soudain, dans cet effondrement, l’occasion s’était offerte à elle de rendre un dernier service à son pays avant de disparaître ! Elle s’en était emparée avec empressement, peut-être aussi pour se relever à ses propres yeux !
C’est bien ainsi que les choses se présentaient et s’expliquaient à l’esprit accablé du reporter quand on vint lui apporter cette lettre et qu’il la lut !…
Or, cette lettre lui disait qu’Ivana l’aimait, lui, Rouletabille !
Elle l’aimait et il en avait douté !…
Une femme qui va disparaître pour toujours, une femme qui va entrer dans le tombeau, c’est-à-dire dans le harem d’Abdul-Hamid, cette femme-là ne ment point ! Elle l’aimait donc !
Et elle avait fait cela ?… Pourquoi ?… pourquoi ?… pourquoi ?… Pourquoi ce désespoir ? Et pourquoi cette folie… si c’était bien Rouletabille qu’elle aimait ?…
Car la nécessité d’un pareil sacrifice, comme le reporter l’avait dit au général, n’était point démontrée… Et en tout cas, cette histoire d’espions ne valait point qu’elle ruinât leur amour, si elle l’aimait !…
Pour qu’elle eût imaginé d’accomplir cela il fallait que le fait brutal de son sacrifice qui n’était que la conclusion de son désespoir, eût été précédé d’un événement qui avait frappé leur amour sans qu’il s’en doutât !…
Toute la question était là ! Comment et par quoi leur amour avait-il été ruiné ? Voilà ce qu’il fallait savoir !
Sûr d’être aimé, Rouletabille recommençait à raisonner, ressaisir le bon bout de la raison que sa misère morale lui avait fait complètement abandonner.
Maintenant il s’en rendait compte : malheureux, frappé au cœur, il n’avait été ni plus ni moins qu’un pauvre homme, comme tous les autres pauvres hommes qui ne sont plus bons à rien dès que la femme aimée semble se détourner d’eux !
La certitude d’être aimé allait-elle lui rendre sa lucidité, sa merveilleuse faculté de comprendre qui l’avait jadis illustré dans l’univers ?
Il le fallait.
Il rentra chez lui comme dans un rêve, commençant déjà à tâtonner plus logiquement dans cet imbroglio.
Il s’enferma dans sa chambre, se donnant deux heures pour résoudre le problème. Il resta là la tête dans les mains jusqu’à la nuit tombante.
Pendant ce temps, La Candeur rôdait et râlait autour de la maison. Un chien chassé à coups de botte ne promène point autour de la demeure du maître une douleur plus lamentable que celle de La Candeur renvoyé par Rouletabille.
Il avait suivi Rouletabille de loin lorsque celui-ci s’était rendu auprès du général ; il l’avait suivi d’un peu plus près lorsqu’il était revenu à l’hôtel, mais sans toutefois manifester sa présence, se bornant à tendre vers lui un regard éperdu qui ne rencontra du reste que l’indifférence… Rouletabille ne l’avait même pas vu !…
Vladimir était descendu ensuite pour dîner. Il avait voulu entraîner La Candeur à la table d’hôte, mais La Candeur lui avait répondu en aboyant on ne sait quoi de désespéré.
Enfin La Candeur se glissa subrepticement dans l’escalier et se coucha sur le paillasson de la chambre de Rouletabille, devant la porte close, décidé à y passer la nuit et faisant entendre de temps à autre de sourds glapissements qui n’avaient plus rien d’humain.
Tout à coup retentit un cri de douleur si effrayant poussé par Rouletabille que La Candeur, en une seconde sur ses pattes, jeta bas la porte d’un coup d’épaule et se rua dans la chambre.
À la lueur d’une lampe, il vit Rouletabille debout, la poitrine oppressée, qu’il déchirait de ses ongles, la figure tragique, les yeux grands ouverts, comme habités par l’épouvante. La Candeur ouvrit ses bras et reçut Rouletabille sur son cœur, en sanglotant :
« Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…
– Il y a qu’elle m’aime ! s’écria Rouletabille en pleurant lui aussi et en rendant son étreinte au bon géant…
– Et c’est pour cela que tu pleures ? Et c’est pour cela que tu cries ?… Mais si elle t’aime, mon petit Rouletabille, si elle t’aime, épouse-la !…
– Elle m’aime, et nous sommes séparés pour toujours !… Comprends-tu ?… Séparés par une chose épouvantable… épouvantable !… épouvantable !… Ah ! la malheureuse !… la malheureuse !… Et malheureux que je suis ! Tout est fini !… Et moi qui l’accusais !… Je n’ai plus qu’à mourir !…
– Allons ! allons ! pas de bêtises ! gronda le géant, pas de mots comme ça ou je me fâche !… Et d’abord je voudrais bien savoir pourquoi vous ne pouvez pas vous épouser, par exemple… Ça n’est pourtant pas parce qu’elle a fait ce mariage qui ne compte pas avec ce Teur !…
– Non ! ce n’est pas pour cela que notre mariage est impossible, mon bon La Candeur !… C’est parce que… Oh ! c’est épouvantable, je te dis !…
– Pourquoi ?
– Parce que son mari est mort !…
– Comment ! tu ne peux pas te marier avec la femme que tu aimes parce que son mari est mort ?… »
Il était au-dessus des forces de La Candeur d’en entendre davantage. Il laissa glisser Rouletabille sur une chaise et s’en vint finir de pleurer silencieusement dans l’ombre, sur un coin du canapé : « Mon pauvre Rouletabille est devenu fou !… » En même temps, il sentait monter en lui les affres du remords !
« Tout cela est ma faute ! se raisonnait-il ; Rouletabille est devenu fou à cause du départ de Mlle Vilitchkov ! Et si Mlle Vilitchkov est partie, c’est à cause de moi, qui n’ai pas prévenu tout de suite Rouletabille des mauvaises intentions de ce Priski de malheur !… Il m’avait cependant bien prévenu, lui ; aussitôt qu’elle aura lu la lettre n’avait-il pas dit : « Vous n’aurez plus à vous occuper de rien, elle s’en ira toute seule ! » Eh bien, maintenant, je peux être content, elle est partie !… »
Et il se frappa la poitrine à grands coups de poing…
« C’est ma faute ! gémissait-il, c’est ma faute !… »
Rouletabille lui-même dut l’apaiser.
« Mais enfin, nous ne pouvons pas rester comme ça ! Il faut tenter quelque chose, proposa La Candeur.
– Rien du tout ! répondit Rouletabille en secouant la tête. Ivana serait maintenant ici, tu entends !… que ça ne nous avancerait à rien !… Elle m’embrasserait peut-être une dernière fois et je n’aurais qu’à la laisser partir !…
– C’est affreux !…
– Oui, affreux !
– Mon pauvre Rouletabille !
– Mon bon La Candeur !… »
À ce moment, l’interprète se présenta et annonça à Rouletabille qu’il y avait un moine qui demandait à parler à M. La Candeur.
« Un moine ! fit La Candeur ! Je ne connais pas de moine, moi !…
– Il dit que si, monsieur, il dit qu’il vous connaît !…
– Comment s’appelle-t-il, ce moine-là ?…
– Je le lui ai demandé, mais il m’a répondu textuellement qu’il n’avait plus de nom, car il ne veut plus se servir du nom que lui donnaient les hommes et il ignore encore celui que lui donnera Dieu !…
– Je voudrais bien qu’on me laisse tranquille, déclara Rouletabille.
– Vous direz à votre capucin, émit d’une voix dolente La Candeur, qu’il revienne quand il aura un nom ! »
Mais la porte fut doucement poussée, et, dans son encadrement, se dessina la silhouette d’un moine de haute et belle taille, revêtu de la robe de bure, ceinturé de la corde et coiffée du capuchon ; le capuchon tomba et La Candeur s’écria :
« Monsieur Priski !…
– Lui-même, fit le moine en s’avançant, pour vous servir, en ce monde et dans l’autre, autant qu’il me sera possible ! »
La Candeur « fumait » déjà. Il expédia l’interprète de l’hôtel, referma la porte et dit en se croisant les bras :
« S’il ne tenait qu’à moi, monsieur Priski ! ce serait dans l’autre ! car j’ai une fameuse envie de vous y envoyer sur-le-champ expier vos péchés !
– Pas avant, répondit M. Priski, que je vous aie remis les mille francs que je vous dois encore !
– Vous avez un fameux toupet ! s’écria La Candeur, gêné tout à coup plus qu’on ne saurait dire : vous savez bien, monsieur Priski, que je n’ai jamais voulu recevoir votre argent !
– C’est comme vous voudrez ! répliqua l’autre en rentrant dans sa poche une liasse de billets qu’il en avait déjà sortie. Je les offrirai à mes pauvres ! »
Ici, Rouletabille sortit de l’ombre.
« Vous entrez donc au couvent, monsieur Priski ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur, fit le moine en reculant un peu, car il ne s’attendait point à la présence de Rouletabille et n’était point venu pour le voir. Oui, j’entre au couvent. Ça a été le rêve de toute ma vie d’entrer dans un bon couvent !…
– Et dans quel couvent, s’il vous plaît ?…
– Mon Dieu ! monsieur, je crois bien que je vais entrer dans un couvent du mont Athos !…
– On dit qu’ils sont fort beaux !
– Magnifiques ! monsieur, magnifiques !…
– Et c’est pour nous annoncer cette nouvelle que vous êtes venu à Stara-Zagora ?
– Hélas ! monsieur, je ne pourrais l’affirmer !…
– Quelle est donc la raison de ce voyage, monsieur Priski ?
– Mon Dieu, monsieur, je suis un peu gêné pour vous la dire », et il recula encore. Rouletabille alla se mettre entre la porte et ce singulier moine.
« Vous ne sortirez cependant pas d’ici, monsieur Priski, sans nous l’avoir dite ; non point que je sois très curieux en ce moment et que j’attache une grande importance aux événements de la vie, mais comme, chaque fois que nous avons eu affaire à vous, il nous est arrivé du désagrément, je tiens en ce moment à savoir ce qui nous vaut l’honneur de votre voisinage…
– Monsieur, si je vous le dis, vous allez me trouver bien « osé » !… Et c’est justement parce que, sans le vouloir, certes, je vous ai fait jusqu’ici beaucoup de peine, que je ne voudrais pas vous en causer davantage !
– Si vous ne parlez pas, monsieur Priski, je vous fais jeter dans un cachot par les soldats du général Stanislawoff avec lequel je suis au mieux, et ensuite je vous ferai fusiller comme un agent des Turcs !
– Monsieur, je vais vous avouer la vérité puisque vous l’exigez… Elle est on ne peut plus simple…
« Je vous disais tout à l’heure que j’avais toujours désiré entrer dans un couvent du mont Athos, où je conduisis jadis des voyageurs à titre d’interprète. Tout jeune que j’étais, je pus juger qu’il n’y avait vraiment encore que là où l’on sût vivre, tout en se préparant une belle mort. Mais pour entrer dans ce couvent, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Dans ce but, je m’astreignis à en mettre de côté, mais il me fut dérobé à la Karakoulé, pendant le séjour que vous me fîtes faire, à mon corps défendant, dans la cave du donjon !
– Passons, monsieur Priski.
– N’ayant plus d’argent, je ne pouvais plus, hélas ! espérer d’entrer au couvent et j’en avais un grande désolation, quand il se trouva qu’au milieu des derniers événements et comme je venais d’arriver à Kirk-Kilissé, la veille de la débandade générale, je fus reconnu par le seigneur Kasbeck, lequel eut l’honneur naguère, je crois, de vous être présenté…
– Allez, monsieur Priski, allez !…
– Ce seigneur me dit :
« – Priski, veux-tu gagner quelque argent ?
« – Je voudrais en gagner beaucoup ! lui répondis-je.
« – Eh bien ! fit-il, je te donnerai telle somme tout de suite si tu te charges d’une commission que je vais te dire, et je t’en donnerai autant si la commission réussit. »
« Or, voyez le miracle ! monsieur Rouletabille, fit remarquer le moine, l’addition de ces deux sommes équivalait justement à celle dont j’avais besoin pour entrer au couvent !… Je vis là comme le doigt de la Providence et j’acceptai aussitôt la commission du seigneur Kasbeck… C’est là, monsieur, que je commence à être embarrassé…
– Remettez-vous… et passons sur l’histoire de la lettre que je connais, dit Rouletabille.
– Monsieur, je dois vous dire que j’ignorais ce qu’il y avait dans la lettre…
– Oui, mais tu savais qu’aussitôt cette lettre reçue, Mlle Vilitchkov devait me quitter.
– Je savais cela, monsieur, mais je n’en étais point sûr. La chose était si peu sûre que Mlle Vilitchkov, qui a reçu la lettre à Kirk-Kilissé, vous a suivi à Stara-Zagora…
– Tout cela ne me dit point ce que tu es venu faire ici, bandit !…
– Mon Dieu ! monsieur, je croyais m’être assez fait comprendre… Je suis venu parce que je désirais savoir si Mlle Vilitchkov, qui ne vous a point quitté à Kirk-Kilissé, ne vous aurait pas laissé à Stara-Zagora. »
La Candeur, outré de tant de cynisme, leva son poing.
« À ta place ! La Candeur ! » ordonna Rouletabille.
Et, se tournant vers le moine :
« Elle m’a laissé, monsieur Priski ! Vous pouvez être heureux !…
– Monsieur, croyez bien que je comprends votre désolation, dit M. Priski. Mais d’autre part vous m’accorderez qu’après m’être chargé d’une commission qu’un autre aurait faite si je l’avais refusée, je ne pouvais point m’en désintéresser et qu’il était bien naturel que je vinsse m’enquérir jusqu’ici si elle avait réussi.
– Et si vous avez gagné la seconde partie de la somme qui vous est nécessaire !… Oui, monsieur Priski, oui… je comprends cela… Vous pouvez vous en aller !…
– Et je vais pouvoir entrer au couvent…
– Pas avant que vous n’ayez touché la seconde partie de la somme, monsieur Priski !…
– Messieurs ! je vais la toucher de ce pas.
– À Dédéagatch !…, dit Rouletabille.
– Oui, à Dédéagatch. Mais comment savez-vous ?…
– Que vous importe, monsieur Priski ?… Allez-vous-en donc à Dédéagatch et dépêchez-vous !… Si j’ai un conseil à vous donner, ne traînez pas en route, car j’ai idée que M. Kasbeck ne vous attendra pas longtemps à Dédéagatch.
– Et pourquoi cela ?…
– Tout simplement parce que M. Kasbeck vous attend moins à Dédéagatch qu’il n’y attendait Mlle Vilitchkov et comme il y a des chances pour que Mlle Vilitchkov soit arrivée ce soir à Dédéagatch, il se pourrait fort bien qu’ils se préparent à en partir tous deux, demain matin, sans vous attendre.
– Ah ! mon Dieu !… s’écria le moine, et il courut à la porte.
– Rassurez-vous, ajouta Rouletabille, car si de Dédéagatch vous vous rendez au mont Athos, vous ne manquerez point de rencontrer en route le seigneur Kasbeck !
– Et où donc va le seigneur Kasbeck ? Si vous pouvez me le dire, je vous pardonnerai tout ce que vous m’avez fait endurer, soupira le moine.
– Je vous le dirai, monsieur Priski, et je vous pardonnerai également de mon côté tout ce que vous nous avez fait souffrir, si vous voulez, à votre tour, me rendre un petit service…
– Parlez, monsieur Rouletabille…
– Vous êtes fort habile, à ce que je vois, à remettre les lettres, monsieur Priski…
– Mon Dieu ! cela a toujours été un peu mon métier…
– Eh bien, je vous demanderai d’en faire parvenir une à Ivana Hanoum !
– Oh ! monsieur, c’est comme si c’était déjà fait. Vous pouvez compter sur moi, jura le moine.
– Alors, attendez !… »
Rouletabille s’approcha de la table et écrivit :
« J’ai tout compris, mon amour. Pardonne-moi ! Ton petit Zo te dit adieu pour toujours. Il ne te survivra pas. »
Il n’avait pas écrit le dernier mot de ce message suprême qu’un gros sanglot éclatait derrière lui. Il se retourna. C’était La Candeur qui avait lu la lettre par-dessus son épaule.
« Oh ! Rouletabille ! Rouletabille ! gémit La Candeur, ça n’est pas vrai, dis, que tu vas mourir ?… Dis-moi que ça n’est pas vrai !… »
Rouletabille, ému de cette douleur fraternelle presque autant que de la sienne, hocha lentement la tête, tendit la lettre à M. Priski, et serrant la bonne grande patte de La Candeur avec ce geste de condoléance que l’on voit si souvent aux enterrements, lui dit :
« On raconte que l’on ne meurt pas d’amour, nous verrons bien…
– Ah ! mon Dieu ! il va se laisser périr !… pleura La Candeur.
– Surtout, jeune homme, n’attentez pas à vos jours, dit M. Priski, la religion le défend !… »
Et il ajouta avec une grande émotion :
« La religion, voyez-vous, il n’y a encore que ça !
– On est bien dans votre couvent, monsieur Priski ? questionna Rouletabille.
– Bon ! maintenant il va se faire moine ! s’écria La Candeur.
–Si on est bien ? s’écria M. Priski. C’est-à-dire que c’est le paradis sur la terre. Imaginez au milieu de jardins merveilleux, un vaste édifice, simple, bien aéré, avec un large réfectoire. Le cuisinier est excellent ; il fait même le civet de lièvre et le macaroni avec une rare habileté. Enfin le supérieur a cette mine réjouie et ces manières affables qui attestent qu’on a l’esprit tranquille et l’estomac en bon état !…
– Voilà un bon couvent, dit La Candeur. Si tu y entres, j’y entrerai certainement avec toi !
– Et il faut tant d’argent que ça pour être reçu dans ce monastère ? interrogea encore Rouletabille en poussant un soupir.
– Messieurs, ce monastère est riche ; s’il acceptait tous les sans-le-sou qui, dans ce pays, ne demandent qu’à se faire moines, non seulement c’en serait fini de sa richesse, mais encore de sa bonne renommée. Il faut vous dire qu’on vient le voir du bout du monde… Il a été placé sous la haute protection d’un saint que l’on a déterré non loin de là et dont on a mis les restes dans du coton. Aux jours de grande cérémonie, aux anniversaires de martyre, le coton se vend bien ! J’ai assisté à l’une de ces fêtes, monsieur ; moi qui jusqu’alors étais un païen, j’en ai l’esprit tout retourné. C’était magnifique. D’innombrables lampes suspendues à la voûte, projetaient sur la nef des feux de toutes couleurs. Dans une des ailes se tenait un frère quêteur qui recueillait les aumônes et inscrivait sur un registre les noms des gens qui réclamaient une messe pour un parent mort ou malade ! Certes, monsieur, je peux vous affirmer que la maison est bien tenue !…
– Si bien, monsieur Priski, que vous n’allez pas regretter la Karakoulé ? exprima Rouletabille, de plus en plus sombre et pensif.
– Ma foi, non, ni le seigneur Kara qui, parfois, était si brutal. Ah ! il est bien puni de son orgueil, maintenant, le Pacha Noir ! C’est Dieu qui l’a précipité. Il aurait dû se méfier. C’était prédit dans les évangiles !… Lui, si fier, le voilà l’esclave de M. Athanase !…
– Qu’est-ce que tu racontes ? dit Rouletabille, Kara-Selim, que nous appelons de son vrai nom de chrétien Gaulow, n’est plus ni le maître ni l’esclave de personne. Il est mort !
– Eh bien, alors, il n’y a pas longtemps, fit entendre M. Priski, car je l’ai encore aperçu pas plus tard qu’avant-hier…
– Tu es fou ou tu rêves ! protesta dans une grande agitation le reporter. Kara-Selim est mort ! mort, sous nos yeux, frappé d’un grand coup d’épée par Athanase !… Tu n’as donc pu le voir vivant avant-hier !
– Vous vous trompez certainement, monsieur ! insista doucement M. Priski.
– Je me trompe si peu, dit Rouletabille, que mes camarades pourront te dire comme moi qu’ils ont vu son grand corps défunt traîné plusieurs fois sur la place avant que d’être emporté par les Bulgares !…
– Eh bien, monsieur, c’est peut-être ce traînage-là qui l’a ressuscité, car, je le répète, dans la matinée d’hier j’ai rencontré M. Athanase avec sa petite escorte, sur la route du Sud, semblant se diriger du côté de Lüle-Bourgas…
– Que tu aies rencontré Athanase, la chose est possible, fit Rouletabille, de plus en plus oppressé… mais il ne s’agit pas d’Athanase, qui est vivant. Nous parlons de Kara-Selim qui est mort.
– J’y arrive avec M. Athanase. Un de ses cavaliers habilement interrogé par votre serviteur m’apprit qu’il vous cherchait partout, vous et Mlle Vilitchkov ! j’aurais pu lui donner quelques renseignements utiles, quand je m’aperçus que les soldats traînaient derrière eux, attaché sur le dos d’un cheval, un grand corps tout noir et taché de sang dont la vue me fit pousser un grand cri, car j’avais reconnu Kara-Selim !…
– Mais il était mort ! s’écria encore Rouletabille.
– Non ! monsieur ! Il était vivant ! »
Rouletabille bondit sur le moine.
« Es-tu sûr de ce que tu dis là ?
– Si sûr, monsieur, que je lui ai parlé et qu’il m’a répondu !…
– Ah ! fais bien attention à ce que tu nous dis ! gronda Rouletabille en secouant Priski qu’il avait pris au col de son manteau de bure… Sur ta vie, ne me mens pas !… Dis-moi toute la vérité…
– Sur ma vie et sur celle qui m’attend dans l’autre… j’ai vu Kara-Selim vivant, bien abîmé, mais vivant ! Il m’a expliqué qu’il avait été surpris par Athanase et frappé par-derrière d’un grand coup d’épée qui l’avait jeté par terre, étourdi, et qui l’aurait certainement tué s’il n’avait toujours porté sous son pourpoint noir une cotte de mailles !… je n’eus pas plutôt entendu cette confidence que je m’enfuis à toutes jambes, redoutant que M. Athanase ne me réservât quelque méchant coup à mon tour !… Voilà toute la vérité, je vous le jure !… »
M. Priski n’avait pas achevé de proclamer cette vérité-là qu’il était serré dans les bras de Rouletabille comme dans le plus amical étau !
« Ah ! ce brave M. Priski qui veut se faire moine !… et qui va au mont Athos !… Rendez-moi ma lettre, monsieur Priski, rendez-moi ma lettre !
– La voilà, monsieur, mais vous me direz tout de même où je pourrai rencontrer le seigneur Kasbeck.
– À Salonique, mon cher monsieur Priski… Et sais-tu pourquoi je ne te charge plus de cette lettre à destination de Salonique ? Parce qu’elle n’a plus besoin d’y aller. Et sais-tu pourquoi elle n’a plus besoin d’y aller ? parce que nous y allons avec toi… Allons, allons, en route ! La Candeur, Vladimir !… Nous partons… Ah ! mon bon La Candeur, laisse-moi t’embrasser ! Tiens, je suis fou de joie !…
– Mais que se passe-t-il, seigneur Jésus ? interrogea La Candeur, bouche bée devant une aussi subite et joyeuse transformation.
– Il se passe, mon vieux, que rien n’est perdu encore et qu’il est possible maintenant que nous nous mariions, Ivana et moi, puisque son mari est vivant ! »
Et La Candeur tourna la tête pour murmurer : « Quel malheur ! Une si belle intelligence !… »
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