| XXVIII - Où La Candeur trouve que la terre est petite.
Le dîner fut des plus gais, Rouletabille très amoureux se montrait cependant assez mélancolique, jetant de temps à autre un regard sur Ivana qui, elle, regardait l’heure sans en avoir l’air à la grande pendule de la cheminée… Quand leurs yeux se rencontraient, ils se souriaient doucement, ils se comprenaient : quel bonheur d’être seuls tout à l’heure !… dans cette auto qui les emporterait loin de tous et de tout, loin de ces souvenirs encore trop brûlants que La Candeur, avec sa bonne humeur un peu rude, évoquait bravement, ne pouvant s’imaginer qu’il faisait souffrir ses amis quand il prononçait les noms de Gaulow, d’Athanase… Cependant, La Candeur et Vladimir ne s’arrêtaient pas… Ils se renvoyaient les histoires d’un bout à l’autre de la table… Te rappelles-tu ?… Te souviens-tu ?… Et dans le donjon ?… Et quand nous n’avions plus rien à manger ?… Quand ce pauvre Modeste a imaginé de faire une salade aux capucines !… « On avait tellement faim, s’écriait La Candeur, qu’on aurait bouffé l’escalier, sous prétexte qu’il était en colimaçon !… » Enfin le repas se termina. Il y eut quelques speaches et l’on passa dans un autre salon où l’on devait servir le café et les liqueurs. Rouletabille avait rejoint Ivana. « Encore un peu de patience, lui disait-il, et dans dix minutes je te jure que nous filons à l’anglaise. Je vais voir si l’auto est là. » Il la quitta et, faisant un signe à La Candeur, se glissa dans le vestibule. Ils n’avaient pas fait deux pas qu’ils se heurtaient à un personnage dont la vue leur fit pousser une sourde exclamation. Là, devant eux, se courbant en une attitude des plus correctes, dans son habit de suisse d’hôtel et la casquette à la main, ils reconnurent M. Priski ! Tous deux restèrent comme médusés par cette étrange apparition. Que faisait M. Priski dans cet hôtel de Bellevue ? Par quel hasard, à peine croyable, l’ancien majordome de la Karakoulé se trouvait-il si à point pour saluer Rouletabille en un jour comme celui-ci ? La présence de M. Priski leur rappelait à tous deux des heures si difficiles qu’ils ne pouvaient le considérer sans une émotion qui touchait de bien près à l’angoisse, sans compter que chaque fois que M. Priski leur était apparu, l’événement ne leur avait pas porté bonheur. Il était comme l’envoyé du destin, comme un lugubre messager, en dépit de ses bonnes paroles et de son sourire éternel, annonciateur de catastrophes. Rouletabille était devenu tout pâle et ce fut La Candeur qui retrouva le premier son sang-froid pour demander à M. Priski ce qu’il faisait là et ce qu’il leur voulait. Ce que je veux ? répondit M. Priski, avec sa mine la plus gracieuse, ce que je veux ? Mais vous présenter mes hommages et mes souhaits de bonheur, mon cher monsieur Rouletabille ! Et croyez bien que je regrette de n’avoir pu aller à la cérémonie ce matin, mais le patron m’avait envoyé en course dans les environs ; je ne fais que rentrer et je constate que j’ai bien fait de me hâter puisque vous voilà sur votre départ ! L’auto est là, monsieur Rouletabille… Le chauffeur fait son plein d’essence et m’a dit qu’il serait prêt dans dix minutes… – Pardon ! fit entendre Rouletabille d’une voix encore troublée, pardon, monsieur Priski, mais vous n’êtes donc plus moine au mont Athos ? – Hélas ! hélas ! je ne l’ai jamais été, oui, c’est un bonheur qui m’a été refusé. Et je vous avouerai que je n’ai guère été heureux depuis que vous m’avez quitté si brusquement à Dédéagatch… « D’abord je ne retrouvai point mon cheval et comme on refusait de me laisser monter en chemin de fer, vous voyez d’ici toutes les difficultés qu’il me fallut surmonter avant d’arriver à Salonique. Quand j’y parvins, j’appris que le seigneur Kasbeck s’était embarqué pour Constantinople avec le sultan déchu. Comme je ne pouvais entrer au couvent sans la somme qu’il m’avait promis de me verser, j’attendis l’occasion d’aller le rejoindre à Constantinople, occasion qui ne se présenta que trois semaines plus tard par le truchement d’un pilote des Dardannelles qui était mon ami et qui venait d’être engagé par le commandant d’un stationnaire austro-hongrois, lequel quittait Salonique pour le Bosphore. – Tout cela ne nous explique pas, fit Rouletabille impatienté, comment vous vous trouvez à Paris ?… – Monsieur, c’est bien simple. À Constantinople, je n’ai pas pu retrouver le seigneur Kasbeck. On l’y avait bien vu, mais il avait tout à coup disparu sans que quiconque pût dire comment ni où… – Alors ?… – Alors j’essayai de me placer à Constantinople, mais en vain. – Évidemment !… conclut tout de suite La Candeur, qui assistait avec peine à l’angoisse de Rouletabille… Évidemment il n’y a rien à faire dans ce pays en ce moment-ci… M. Priski s’en est rendu compte et M. Priski est venu se placer à Paris !… – Tout simplement ! dit M. Priski. – Tout cela est bien naturel ! ajouta La Candeur en se tournant du côté de Rouletabille, et tu as tort de te mettre dans des états pareils, mais, mon Dieu ! que la terre est petite !… Et vous êtes content de votre nouvelle place, monsieur Priski ? – Mais pas mécontent, monsieur de Rothschild… pas mécontent du tout… Évidemment, ça n’est pas le même genre qu’à l’Hôtel des Étrangers… mais il y a à faire tout de même, vous savez. À propos de l’Hôtel des Étrangers, vous savez qui j’ai revu à Constantinople ? – Non, mais ça nous est égal », fit La Candeur en entraînant Rouletabille. Mais l’autre leur jeta : « J’ai revu Kara-Selim !… » Rouletabille et La Candeur s’arrêtèrent comme foudroyés… La Candeur tourna enfin la tête et dit : « T’as revu Gaulow ?… toi ?… tu blagues !… » Infiniment flatté d’être tutoyé par M. de Rothschild, M. Priski s’avança, la mine rayonnante : « J’ai revu Kara-Selim, comme je vous vois, monsieur !… et fort bien portant, ma foi !… Ah ! cette fois vous n’allez pas encore me dire que vous l’avez vu mort ! Du reste, il ne m’a pas caché que c’est vous qui l’avez arraché des mains du cruel Athanase Khetew et je dois dire qu’il en était encore tout surpris !… – Tu n’as pas pu voir Kara-Selim à Constantinople, fit Rouletabille plus pâle que jamais, si tu n’as quitté Salonique que trois semaines après le départ de Kasbeck, c’est-à-dire si tu n’es arrivé à Constantinople que lorsque nous en étions partis… – Eh ! monsieur, je l’ai vu si bien qu’il a voulu me reprendre à son service… il était assez embarrassé dans le moment, se trouvant séparé de tous ses serviteurs… Il n’avait retrouvé à Constantinople que Stefo le Dalmate presque guéri de ses blessures et ça avait été bientôt pour le perdre… et, ma foi, dans une aventure assez sombre que je parvins à me faire conter et qui me détourna, tout à fait, de reprendre du service chez lui… Il s’agissait de certaines recherches à faire sous le Bosphore… dans le plus grand secret… Il s’agissait aussi d’endosser un bien vilain appareil qui m’apparut redoutable et que Kara-Selim venait de recevoir de Londres… une espèce de scaphandre… vous voyez d’ici quel métier on me proposait. « Tu n’as pas besoin d’avoir peur, me disait Kara-Selim ; je descendrai sous l’eau toujours avec toi… Je te défends même d’y aller sans moi ; c’est pour avoir voulu aller se promener sans moi sous le Bosphore que Stefo le Dalmate est mort et qu’on ne l’a plus jamais revu… » M. Priski n’en dit pas plus long, car il s’aperçut que Rouletabille était devenu d’une pâleur de cire et il crut que le jeune homme allait se trouver mal !… « Vite ! une carafe d’eau ! » commanda La Candeur. M. Priski se sauva. « Remets-toi, dit La Candeur, tu es pâle comme un mort. Si ta femme te voit comme ça, elle sera effrayée… – Gaulow est encore vivant ! fit Rouletabille dans un souffle. – Mais, moi, je crois que Priski a voulu nous conter une histoire pour nous faire rire. Il est souvent farceur, ce bonhomme-là !… – Non ! non ! il dit vrai… tous les détails sont précis !… Et puis, comment connaîtrait-il l’évasion de Gaulow si Gaulow ne la lui avait racontée lui-même ?… – C’est exact, mais alors, tu ne l’as pas tué ?… – J’ai tué un homme qui était dans un scaphandre et j’ai cru que c’était Gaulow parce que nous avions vu descendre Gaulow dans un scaphandre quelques instants auparavant ! Un autre était sans doute descendu avant lui, que nous n’avions pas vu et qu’il allait peut-être surveiller lui-même tandis que nous le surveillions, nous ! C’est cet autre que j’aurais rencontré… – Stefo le Dalmate !… fit La Candeur. – Sans doute Stefo le Dalmate… tu as entendu ce qu’a dit Priski !… Tout cela est affreux ! surtout qu’Ivana ignore tout… » À ce moment, tous réclamant Rouletabille, on vint le chercher et on rentra dans le salon. Ivana s’aperçut immédiatement de l’état pitoyable dans lequel il se trouvait. La Candeur dit rapidement à son ami : « Surtout, toi, calme-toi ! Après tout, qu’est-ce que ça peut te faire maintenant, Gaulow ? Parce qu’il a épousé, à la Karakoulé… – Tais-toi donc !… – Eh ! un mariage dans ces conditions-là, mon vieux, ça ne compte pas !… surtout un mariage musulman !… – Qu’y a-t-il ? demanda Ivana, tout de suite inquiète. – Mais rien, ma chérie, murmura Rouletabille… il faisait si chaud dans cette salle… j’admire que tu sois plus brave que moi. – Tous ces jeunes gens sont si gentils. Ils t’aiment comme un frère, petit Zo. – Moi aussi, je les aime bien, va… mais qu’est-ce que c’est ça ?… » demanda le reporter en voyant un groupe se dirigeant vers une table dans une attitude assez mystérieuse… Depuis qu’il avait vu M. Priski et qu’il l’avait entendu, tout était pour lui l’occasion d’un émoi nouveau… Au fond de la salle, il y avait une dizaine de jeunes gens qui paraissaient porter quelque chose et le bruit courait de bouche en bouche : « Une surprise !… Une surprise !… » « Quelle surprise ?… » Rouletabille n’aimait pas beaucoup les surprises… Et il allait se rendre compte de ce qui se passait, suivi d’Ivana, quand La Candeur accourut en levant les bras : « Ça c’est épatant !… s’écriait-il, le coffret byzantin !… –Le coffret byzantin ! s’écria Ivana… Est-ce bien possible ?… » Et elle claqua joyeusement des mains : « Oh ! oui, c’est une surprise !… une bonne surprise !… c’est toi qui me l’as faite, petit Zo ?… – Non ! répondit Rouletabille… dont la vie sembla à nouveau suspendue, non, Ivana, ce n’est pas moi qui t’ai fait cette surprise-là… » Et il s’avança avec courage, domptant la peur qui galopait déjà en lui, sans qu’il pût bien en connaître la cause ; mais il sentait venir une catastrophe… La Candeur s’aperçut de ce trouble. « Ne t’effraie pas, lui dit-il, c’est certainement le père Priski qui a voulu te faire son cadeau de noces… Tu te rappelles que nous avions laissé le coffret à Kirk-Kilissé au moment de notre brusque départ !… Il n’y a pas de quoi s’épouvanter… J’ai ouvert le coffret… il est plein de fleurs… – Ah ! murmura Rouletabille, qui recommençait à respirer… oui, ce doit être Priski… suis-je bête ?… – Sûr ! fit La Candeur… Venez, madame, continua La Candeur en entraînant Ivana… c’est un ami inconnu qui vous envoie des fleurs dans le coffret byzantin et elles sont magnifiques, ces fleurs !… » Ils s’avancèrent tous trois et se trouvèrent en face du coffret que l’on avait placé sur une table. Le couvercle en était soulevé et les magnifiques roses blanches dont il débordait embaumaient déjà toute la salle. « Ce qu’il y en a !… fit La Candeur… ce qu’il y en a !… – Et sont-elles belles ! » dit Ivana en les prenant à poignées, et en plongeant ses beaux bras dans la moisson parfumée… « Tiens !… fit-elle tout à coup, je sens quelque chose ? qu’est-ce qu’il y a là ? » Et elle retira vivement sa main. « Quoi ? demanda Rouletabille, quoi ? » Mais La Candeur avait déjà mis la main dans le coffret et en retirait un sac superbe et très riche comme on en voit chez les grands confiseurs aux temps de Noël et des fêtes… « Des bonbons !… jeta-t-il… des bonbons de chez Poissier !… » Il allait dénouer lui-même les cordons du sac, quand Ivana le réclama. Il le lui remit et elle y plongea une main qu’elle ôta aussitôt en jetant un cri affreux. Des clameurs d’horreur firent alors retentir la salle… Aux doigts d’Ivana était emmêlée une chevelure… et elle secouait cette chevelure sans pouvoir s’en défaire !… Et la chevelure sortit tout entière du sac avec la tête !… une tête hideuse, sanglante, au cou en lambeaux, aux yeux vitreux grands ouverts sur l’épouvante universelle… « La tête de Gaulow ! hurla La Candeur. – La tête de Gaulow ! soupira Vladimir… – La tête de Gaulow ! râla Rouletabille… – La tête de Gaulow ! » répéta la voix défaillante d’Ivana… Et ils roulèrent dans les bras de leurs plus proches amis… cependant que les femmes, en poussant des cris insensés, s’enfuyaient…
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