| XXIV - Suite du drame sous l’eau et dans la nuit.
Rouletabille pense qu’il va mourir… étouffé au milieu de cette nuit et au fond de cette eau… Ah ! qu’il voudrait retrouver un mur !… seulement une pierre pour le soutenir !… pour le rattacher à quelque chose ! Il lui semble qu’il serait moins perdu ! C’est horrible d’être ainsi dans le néant liquide et noir… Ses jambes se dérobent sous lui, il sent qu’il va tomber, s’allonger… pour toujours ! Il va mourir… dans ce tombeau plein de millions !… qu’il a violé !… et qui le garde ! Si ses oreilles lui font entendre d’étranges sons, ses yeux, à cette minute suprême, comme il arrive parfois dans la nuit des paupières closes, lui font voir tout à coup de sinistres lueurs… des cercles de lumière qui dansent la danse des millions… la danse des trésors d’Abdul-Hamid… Rêve magnifique au seuil de la mort… Avant qu’il ne rende le dernier souffle, les trésors qu’il est venu chercher là, au fond de la terre et de l’eau, ont la coquetterie macabre de briller pour lui une fois encore… oui… il y a là-bas des rayonnements de joyaux… Ainsi, ce petit cercle de lumière lactée ne peut être que l’un de ces diadèmes qu’il a osé toucher tout à l’heure et qui vient danser autour de lui, comme s’il était sur le front d’une reine invisible qui danserait et qui serait naine !… Car le cercle de lumière s’avance à une petite hauteur. Et voilà que la vision s’agrandit… Ce diadème est vaste maintenant comme une grande roue dont le moyeu serait occupé par un cabochon d’un éclat insoutenable… Soudain ce cabochon cesse de briller. Ce n’est plus un diadème qu’il voit, ni un front lumineux sur la tête d’une naine… mais une ombre immense d’homme entouré d’un cercle de clarté glauque. D’abord Rouletabille croit que c’est son ombre à lui, son reflet, car l’ombre a sa forme à lui ; et sa tête est coiffée de ce casque, de cette énorme sphère de cuivre qui repose sur les épaules du scaphandrier. Et l’autre tient aussi à la main un pic, comme le pic de Rouletabille… Cependant Rouletabille ne remue pas, et l’ombre et la lumière remuent !… Rouletabille, qui s’est redressé, reste droit… et l’ombre se penche… Les bras de Rouletabille restent collés au corps et les bras de l’ombre s’étendent en un geste de surprise ou d’effroi… Et devant l’ombre, dans la muraille, il y a des reflets merveilleux !… Et voilà soudain que Rouletabille renaît, respire, pense, se rend compte, se souvient : « Gaulow !… » Il a devant lui Gaulow, qui vient de découvrir les trésors d’Abdul-Hamid !… Mais alors c’est le salut ! c’est le salut si Gaulow ne le voit pas !… Puisqu’il lui est impossible, à lui Rouletabille de retrouver le chemin du jardin d’hiver dans cet aquatique labyrinthe, il suivra Gaulow et sortira avec lui par le Bosphore, puisque Gaulow est venu par le Bosphore ! Et Rouletabille bénit sa chance qui, tout à l’heure, sur le ponton, l’a retenu au moment où il avait été tenté, autant et peut-être plus que La Candeur, de se ruer sur Gaulow et de le supprimer dans le moment que celui-ci était apparu, embarrassé dans ses vêtements de scaphandrier ! Maintenant, c’est Gaulow qui le sauve ! Cependant Rouletabille continue de penser que si la présence de Gaulow le sauve, lui, elle ne fait pas les affaires d’Ivana… Gaulow connaît maintenant l’emplacement des trésors, et voilà la rançon d’Ivana bien compromise… Alors, tout de suite, cette conclusion apparut dans toute sa netteté à l’esprit du reporter : « Il faut que Gaulow, sans s’en douter, me sauve… et qu’il disparaisse ! » Avec de grandes précautions, Rouletabille s’éloigna du centre de lumière… et il attendit… L’homme s’était jeté à genoux devant l’un de ces trésors merveilleux et puisait là-dedans à pleines mains. Il remplissait de pierres précieuses un sac qu’il avait apporté avec lui. Quand ce sac fut plein, il se releva, il prit sa pioche et après avoir repoussé les dalles de marbre, comme s’il craignait la visite importune de quelque curieux au fond de ce coffre-fort sous-marin, il se dirigea du côté opposé à celui où était venu Rouletabille. Le reporter, derrière lui, s’avança. Il faisait un pas chaque fois que l’autre en faisait un et avait grand soin de conserver ses distances. Soudain, dans la clarté lactée qui entourait Gaulow devant lui, Rouletabille aperçut le profil d’une porte de bronze telle qu’il en avait trouvé une à la sortie de la pièce d’eau. Il ne douta plus qu’ils ne fussent arrivés au Bosphore, d’autant que Gaulow, s’avançant sur cette porte, fit un geste comme pour la faire rouler. Rouletabille alors fit un mouvement brusque pour se jeter en avant. Est-ce que Gaulow allait lui échapper ? Est-ce qu’il allait l’enfermer dans ce tombeau ? Ce mouvement découvrit-il Rouletabille ? Toujours est-il que l’homme cessa soudain de s’occuper de la porte, puis, après quelques instants d’immobilité, fit quelques pas au-devant de Rouletabille dans le corridor. L’autre recula. Mais Gaulow s’avança encore, levant sa pioche. Rouletabille ne douta plus qu’il ne fût découvert et leva sa pioche à son tour. Alors les deux hommes restèrent à nouveau immobiles, se fixant à travers la grosse lentille de leur casque, le pic levé… Ils comprenaient que l’un des deux devait rester là, et qu’après avoir découvert un pareil secret, il y en avait un de trop sur la terre et sous les eaux ! L’homme, grand et fort, jugea que Rouletabille, petit, mince, d’apparence chétive sous son énorme casque, serait pour lui une facile proie. Il s’avança aussi vite que le lui permettait le vêtement dans lequel il se mouvait. Rouletabille, lui, recula encore. Il voulait user de ruse et pensait qu’il avait tout à gagner à sortir du cercle de lumière. Il s’enfuit, si tant est qu’on puisse appeler fuite cette reculade difficile dans cette eau qui ne lui avait jamais paru si lourde à remuer. Et il laissa glisser sa pioche comme si elle lui échappait par mégarde. L’autre s’en fut aussitôt à cette arme et la ramassa, heureux sans doute d’un événement qui diminuait son adversaire. Pendant ce temps, profitant de ce que Gaulow se baissait pour ramasser son pic, Rouletabille s’affalait, s’allongeait contre la muraille, sur le sol. Gaulow continua son chemin, le cherchant. Quand Gaulow passa devant lui, Rouletabille, se leva tout doucement et comme l’homme, arrêté, se demandait où il était passé, il se jeta par-derrière, sur lui ; et lui arracha, des deux mains, les deux tuyaux d’inspiration et d’expiration !… D’abord, sous la ruée, l’homme chancela et puis retrouva son aplomb, et tout à coup porta la main à son casque. Alors Rouletabille assista à quelque chose d’horrible, à l’étouffement de ce grand corps qui faisait des gestes désordonnés pour se soulager du poids formidable qui pesait sur ses épaules… et qui se débattait contre l’étreinte fatale de l’élément. Il tendit une dernière fois les mains vers Rouletabille et soudain s’écroula, roula par terre, porta les mains à sa poitrine, eut quelques sursauts et puis resta allongé. Il était mort. Par un miracle, la lanterne électrique qu’il avait à sa ceinture ne s’était point brisée. Rouletabille alla la lui prendre et, armé de cette lueur propice, il ramassa le sac aux joyaux, puis, tout de suite, s’en fut à la porte, ne s’attardant point à contempler sa victime. La porte obéit facilement à la poussée du reporter ; recevant une égale pression de toutes parts, plus la sienne. Elle tourna sur ses gonds. Il tourna avec elle et quand elle fut refermée il était dehors, dans le Bosphore. Rouletabille se rendit compte des difficultés qu’avait dû surmonter Gaulow avant de trouver cette porte qui était quasi recouverte d’algues et encastrée entre deux murs dont l’un s’avançait cachant presque l’autre. Le reporter sortit de cette impasse et fut sur le lit même du Bosphore. Il ne perdit point de temps à y rechercher les vestiges des civilisations disparues. Il chercha le long de la rive une rampe naturelle, ne tarda point à la trouver… espéra ensuite une échelle, un escalier, et fut assez heureux pour rencontrer enfin une marche, comme il y en avait tant dans ces parages, une marche qu’il gravit et qui fut suivie d’autres. Et ainsi peu à peu il émergea du niveau du détroit, dévissa non sans effort sa sphère et respira l’air glacé du dehors avec une joie que nous nous refusons à décrire. Il se rendit compte qu’il était tout près des ruines de Tchéragan et alors il songea à La Candeur qui l’attendait toujours dans le jardin d’hiver et qui devait être dans de belles transes. Il se soulagea de son vêtement imperméable, le ramassa, lia ensemble tous ses ustensiles et le sac et reprit le chemin qu’il avait fait avec La Candeur. Cependant au pied du mur qu’il avait à franchir il laissa sous une pierre tous ses impedimenta. Enfin, il parvint dans les couloirs de Durdané et, en approchant du jardin d’hiver, commença d’entendre un clapotis qui n’était pas ordinaire… Une minute après il était dans les bras de La Candeur, lequel l’avait cru mort et qui, pour la sixième fois, venait de plonger dans la pièce d’eau à la recherche de son chef de reportage. Nous renonçons à décrire la stupéfaction et la joie désordonnée du bon La Candeur… « C’est drôle, dit-il à Rouletabille, quand il fut un peu remis de ses émotions et qu’il eut retrouvé sa voix, c’est toi qui es allé te promener sous l’eau et c’est moi qui suis mouillé !…
|