Les Aventures de Rouletabille

| XXII - La rançon.

 

 

 

 
Rouletabille toucha bientôt le fond de la pièce d’eau. Dès qu’il sentit sous ses semelles de plomb un terrain large et solide, il commença de se mouvoir avec plus de facilité.
 
Il voyait assez clair. L’eau, autour de lui, avait un pâle rayonnement lacté… Il examina minutieusement les parois de pierre, passant en revue les joints, tâtant de ses gants la paroi ou y appuyant sa pioche.
 
Tout à coup, il eut, dans la sphère de cuivre qui le coiffait comme d’un énorme casque, une exclamation… Devant lui, là, sur sa droite, s’ouvrait dans la muraille circulaire un corridor !
 
L’existence de ce corridor, bien que celui-ci aboutît directement à la pièce d’eau, ne devait certainement pas être soupçonnée, même de ceux qui avaient pu apercevoir l’immense vasque vide de toute son onde. Et cela, à cause de la porte qui, à l’ordinaire, devait le fermer. Cette porte, en ce moment ouverte, se présentait de profil, ayant roulé sur un gond central autour de laquelle elle tournait comme sur un pivot, telle une porte d’écluse.
 
Comme elle se présentait à lui, Rouletabille pouvait passer à droite ou à gauche ; il en fit le tour, se rendant parfaitement compte de la façon dont elle jouait, dont elle pivotait sur elle-même, sur son centre, dans l’eau, mais ne pouvant découvrir le système qui en commandait la manœuvre de l’extérieur et hors de l’eau.
 
Il imagina avec une presque certitude que la porte ou les portes – car il pouvait y en avoir d’autres comme celle-ci – permettant l’inondation du souterrain qui conduisait au trésor, avaient été ouvertes si rapidement, à la dernière minute, par Abdul-Hamid lui-même, que celui-ci n’avait eu le temps, une fois les souterrains inondés, de faire jouer à nouveau le système de fermeture, sans quoi la porte, pivotant à nouveau, serait venue reprendre place dans le mur, se confondant avec lui.
 
Rouletabille put voir en effet que la lourde porte qu’il avait devant lui apparaissait en bronze d’un côté, mais garnie de plaques de marbre sur l’autre, sur le côté qui devait se refermer dans la pièce d’eau.
 
Ému plus qu’on ne le saurait dire, car il commençait à être persuadé qu’il avait enfin découvert le mystère du couloir de Durdané et qu’il allait bientôt pénétrer dans la chambre du trésor, il se glissa le long de la porte et avança dans le couloir.
 
L’eau cédait doucement à sa pression ; il se servait de son pic comme d’une canne ; dans l’eau ses semelles de plomb cessaient d’être des entraves à sa marche.
 
Dans sa sphère de cuivre, il respirait à l’aise et il avait calculé approximativement au poids du réservoir et à la pression de l’air qui s’en échappait qu’il pouvait bien compter sur deux heures au moins de bonne atmosphère, en mettant les choses au pis.
 
Si son cœur battit à grands coups sourds dans sa poitrine, ce n’était point malaise physique, mais allégresse morale, à l’idée qu’il allait enfin toucher au but auquel, depuis quarante-huit heures, il avait à peu près désespéré d’atteindre…
 
Soudain il ne vit plus les parois du corridor… Il ne vit plus que de l’eau… de l’eau de tous côtés… Il était au centre de ce reflet glauque : l’eau… et c’était tout…
 
Il marcha… il marcha encore… et puis s’arrêta… Il ne voyait toujours que de l’eau. Il commença de s’effrayer… Où était-il donc ?…
 
Il se dirigea vers sa gauche, faisant ainsi, avec la ligne qu’il avait suivie jusqu’alors, un angle droit. Il fit dix pas… Il fit vingt pas… Toujours rien !… Cette salle souterraine devait être immense !
 
Enfin, la clarté de la lampe alla faiblement rayonner sur une paroi de marbre… Il s’approcha du mur dont il pouvait suivre maintenant le dessin des joints…
 
C’était un beau marbre vert, aussi beau que celui des colonnes de Sainte-Sophie, et qui avait peut-être été arraché comme celui-ci au temple du Soleil à Héliopolis.
 
La richesse de ces murs nus sembla à Rouletabille de bon augure et il marcha le long de la paroi en y faisant glisser ses mains.
 
Si près du mur, la lumière électrique éclairait parfaitement des dalles, et le reporter les touchait une à une, demandant à chacune si elle n’allait point lui livrer son secret, si ce n’était pas celle-ci ou celle-là qui lui cachait l’inépuisable trésor.
 
Il tâcha de découvrir quelque anomalie dans la jonction, quelque défaut dans le cimentage, quelque marque exceptionnelle qui eût pu le mettre sur la voie…
 
Mais les dalles succédaient aux dalles, toutes pareilles et, sous le pic qui les frappait, gardaient la même immobilité, la même immutabilité…
 
Rouletabille commençait à désespérer…
 
Est-ce que cette découverte inouïe des souterrains noyés allait simplement aboutir à une promenade sous l’eau ? Et devrait-il revenir les mains vides ?… sans avoir rien vu, sans avoir rien deviné de la précieuse cachette ?
 
Et voilà que sur sa droite s’ouvrait un autre corridor… un long boyau opalin qui allongeait devant lui son chemin de mystère…
 
Il hésita devant ce nouveau problème… et puis il se résolut, pour cette fois, à ne point quitter cette salle qu’il ne la connût entièrement… qu’il ne l’eût parcourue de bout en bout, qu’il n’eût fini de tâter et de frapper ses murailles.
 
Il glissa donc devant le corridor et retrouva la paroi de la salle… et puis un angle.
 
Il resta bien cinq minutes à examiner cet angle… et la paroi continua, dans son uniformité…
 
La misère de Rouletabille était grande et il frissonnait sous sa carapace sous-marine… non point qu’il eût froid, car il était fait maintenant à cette sensation de fraîcheur qui tout d’abord l’avait saisi, mais son cœur se glaçait à cette pensée qu’arrivé dans la chambre des trésors il devrait la quitter sans avoir rien découvert.
 
Il avait espéré un moment, ayant trouvé la porte de la pièce d’eau ouverte et mettant sur le compte du désarroi d’Abdul-Hamid l’oubli de sa fermeture, qu’il trouverait peut-être aussi, dans la chambre du trésor, quelque preuve de cette fuite rapide… quelque coffre entrouvert.
 
Mais il n’y avait rien dans cette salle, rien que des murs, ces éternels murs verts…
 
Était-il bien sûr, du reste qu’il fût dans la chambre des trésors ?… N’était-elle point au bout de l’un de ces corridors qui venaient aboutir dans la pièce qu’il traversait ?
 
Tiens !… encore un corridor !… il passe… il retrouve la paroi… il lui semble qu’ainsi faisant il revient sur ses pas, décrivant un vaste rectangle…
 
Tout à coup, il crie dans son casque !…
 
Sur sa droite, là, là !…
 
Une illumination, mille feux qui s’allument soudain !… Un embrasement sous la clarté de sa lampe, un foyer de radieuse lumière, un scintillement éblouissant dans l’éventrement de la muraille…
 
Fasciné, Rouletabille s’avance.
 
Plus de doute ! Voilà le trou aux trésors !
 
Ceux-ci ont roulé jusqu’aux dalles sur lesquelles il marche et il sent que ses semelles de plomb écrasent des pierres précieuses !…
 
Une grande plaque de marbre vert formant porte a été repliée à demi contre la muraille et voilà le coffre magique.
 
Il avance la main… Il laisse glisser son pic à ses pieds… et des deux mains, des deux mains, il plonge dans ces richesses… Des joyaux ! des colliers ! des perles ! des diadèmes ! des diamants à remuer à la pelle ! Et il les remue, les remue… Les soulève, les laisse retomber ! enfonce les bras, ne se lasse pas de palper, de toucher, de prendre, de laisser et de reprendre toutes ces merveilles qui valent des millions ! Des millions !… Et dans son casque, il pleure !… il rit ! il étouffe ! il délire !… « Ivana ! Ivana ! » soupire-t-il. Et il s’appuie à la muraille pour ne pas tomber, car il sent que sous lui ses jambes flageolent et qu’il n’a plus la force de conserver son équilibre dans l’élément liquide qui l’enserre… Il pousse, en s’y accrochant, la porte de marbre vert… Oh ! miracle !… derrière cette porte… une autre est ouverte… et une autre… et une autre encore !… Sur cette partie du mur, les plaques de marbre n’ont pas été refermées… Le maître, dans sa fuite épouvantée, n’en a sans doute pas eu le temps… et il est possible que les autres murs, que les autres plaques renferment elles aussi des millions !… des millions !…
 
Rouletabille revit, dans son imagination en désordre, cette scène suprême où Abdul-Hamid, sentant sa dernière heure de souveraineté venue et peut-être sa mort prochaine, a voulu revoir, une dernière fois avant de partir et peut-être de mourir, toutes ces richesses accumulées depuis tant d’années… Une dernière fois, il a voulu s’en repaître la vue puisqu’il ne pouvait les emporter et il est descendu une dernière fois par le couloir de Durdané et la vasque immense du jardin d’hiver dans la chambre des trésors !… Et il a ouvert les portes de marbre vert… mais il n’a pas eu le temps de les refermer toutes…
 
Il n’a pas eu le temps de les refermer toutes… Talonné par la peur… il s’est enfui !… il est remonté juste à temps pour noyer derrière lui tous ses joyaux et tous ses millions… car ce n’est pas seulement des bijoux qui se trouvent là, entassés, mais de l’or ! de l’or !… Des monceaux de pièces d’or !… De quoi acheter toutes les consciences et payer tous les crimes !… de quoi racheter peut-être l’empire, un jour !…
 
Pour Rouletabille, tout cela ne représente qu’une chose, une chose pour laquelle il donnerait cet or, et ces perles, et ces joyaux, et ces rubis, et ces émeraudes, et ces saphirs, une chose pour laquelle il donnerait tous les diadèmes de la terre : la rançon d’Ivana !…
 
« La rançon ! la rançon !… »
 
Comme il répétait ces mots avec délire il eut un mouvement un peu brusque, car il venait de heurter le pic qu’il avait laissé glisser : il se retourna et contre l’angle de l’une des plaques de marbre entrouvertes il brisa sa petite lampe électrique.
 
Aussitôt toute cette magie s’éteignit et il fut plongé instantanément au sein des plus profondes ténèbres.