| XX - Le Bosphore, la nuit.
Silencieusement, ils passèrent devant les ruines, les jardins d’Yildiz, et longeant le rivage, ils glissèrent vers Orta-Keuï. Avant d’arriver à la station des bateaux à vapeur, ils s’arrêtèrent dans la nuit opaque d’un pilotis soutenant d’antiques masures qui semblaient abandonnées. Là, ils attendirent. Le Bosphore se faisait de plus en plus silencieux et désert. Tout mouvement cesse de bonne heure sur ces eaux tranquilles ; les lumières des navires étaient maintenant immobiles comme des étoiles ; le vent glacé de la mer Noire, dans le silence de toutes choses, faisait entendre son lugubre ululement. En suivant la direction du regard de Rouletabille, La Candeur vit qu’il fixait avec obstination une sorte de ponton qui flottait à une demi-encablure de là, retenu par des amarres et des ancres. Un quart d’heure se passa ainsi. « Tu n’as rien entendu ? » demanda Rouletabille à l’oreille de La Candeur. L’autre répondit par un signe de tête négatif. « C’est drôle ! il m’avait semblé percevoir un bruit qui venait du ponton. – Je n’ai rien entendu, dit La Candeur. – Eh bien, allons ! » Et Rouletabille reprit ses rames. Il s’approcha du ponton avec mille précautions en évitant le clapotis qui eût pu les trahir. Mais le ponton paraissait tout à fait désert. Ils abordèrent, amarrèrent la barque et grimpèrent. Aussitôt sur le ponton, La Candeur imita Rouletabille qui s’avançait à quatre pattes. Ce ponton était surmonté d’une cabane qu’ils abordèrent par-derrière, du côté opposé à la porte ; mais ils arrivèrent ainsi à une fenêtre qui, au grand étonnement de Rouletabille, était entrouverte. La lune à ce moment se montra et les deux jeunes gens s’aplatirent d’un même mouvement sur le pont… Enfin Rouletabille parvint à la fenêtre et, se soulevant doucement, regarda dans la cabane. Aussitôt il s’affala presque dans les bras de La Candeur, en poussant un soupir effrayé ; La Candeur leva la tête à son tour et jeta un regard. « Oh !… fit-il. Gaulow !… – C’est lui, n’est-ce pas ? demanda Rouletabille. – Oh ! il n’y a pas d’erreur… » Rouletabille se rappela alors la conversation qu’il avait surprise entre Gaulow et Kasbeck à la Karakoulé : Kasbeck voulait faire avouer à Gaulow qu’il était allé chercher « la chambre du Trésor » du côté des ruines de Tcheragan… et Gaulow avait nié… Rouletabille avait maintenant la preuve que non seulement Kasbeck avait dit vrai, mais que Gaulow cherchait encore… Quant à La Candeur, tout ce qu’on avait raconté à l’ambassade sur les scaphandriers lui revenait à la mémoire, car ils étaient là sur le bateau même des scaphandriers… et ils venaient de surprendre Gaulow dans l’une des deux chambres de la cabane en train de passer le lourd uniforme de ces ouvriers sous-marins ! Ils rampèrent le long de la bicoque et là attendirent encore… Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrait et à pas lents, pesant comme une statue de pierre, un homme s’avançait prudemment dans l’ombre de la cabane, soulevant avec difficulté des semelles qui semblaient retenues au ponton. Il se dirigea vers une échelle qui était appliquée contre le ponton et qui s’enfonçait dans le Bosphore. L’homme pénétra dans l’eau, emportant avec lui une sorte de pioche qu’il avait attachée à sa ceinture. D’échelon en échelon, il s’enfonçait… Bientôt on ne vit plus que son tronc, bientôt on ne vit plus que l’énorme boule de cuivre qui lui enfermait la tête, et la tête enfin disparut… Rouletabille avait retenu La Candeur qui avait voulu se précipiter sur le monstre ; quand le léger bouillonnement qui s’était produit à l’entrée de l’homme dans l’eau se fut apaisé et que le liquide eut retrouvé son immobilité, Rouletabille s’en fut jusqu’à l’échelle, et là, appuya son oreille contre l’un des montants. Il attendit ainsi cinq minutes. « Pourquoi n’as-tu pas voulu ?… demanda La Candeur d’une voix sourde. – Parce qu’une lutte pourrait attirer l’attention et que nous n’avons jamais eu tant besoin de silence… fit Rouletabille. Et puis, tu sais, il pouvait se défendre avec sa pioche. » Ce disant, il dénouait les cordes qui retenaient l’échelle au ponton, et quand l’échelle fut libre, aidé de La Candeur, il la tira à lui. Sitôt qu’ils la sentirent flottante, ils l’abandonnèrent et elle s’en alla, suivant le courant… « Tu as raison, fit La Candeur. Ça vaut mieux. Eh bien, il va en faire une tête dans l’eau en ne retrouvant plus son échelle !… Encore un dont on n’entendra plus parler ! – Et maintenant, vite à la besogne ! commanda Rouletabille. – Qu’est-ce qu’il faut faire ? – Suis-moi… » Ils entrèrent tous deux dans la cabane, dont ils n’eurent qu’à pousser la porte. Là, ils pénétrèrent dans une première chambre encombrée de pompes, de tuyaux, de cordes, d’une machine et de réservoirs à air comprimé, tels que l’officier de marine les avait décrits à l’ambassade de France. Dans la seconde chambre, il y avait des costumes de scaphandriers, des sphères de cuivre, des petites lanternes électriques, tout l’appareil nécessaire aux recherches que le gouvernement faisait faire sous le Bosphore. On enfermait tout cela la nuit, dans cette cabane, après les travaux du jour. Rouletabille eut vite fait de se rendre compte que certains des réservoirs étaient encore pleins d’air, prêts à fonctionner. Et il passa à La Candeur deux de ces réservoirs et quatre semelles de plomb. Il se chargea lui-même de deux casques et de deux costumes, s’empara de deux pics ; puis les reporters regagnèrent la barque. « Où que tu nous mènes avec ça ? demandait La Candeur. En voilà encore une histoire ! – Attends, viens vite. – C’est-il qu’on va descendre dans le Bosphore, nous aussi ? – Penses-tu ?… Voilà beau temps que les autres cherchent dans le Bosphore : le gouvernement le jour, et Gaulow la nuit… Ça ne leur a pas réussi plus à l’un qu’à l’autre… comme tu vois ! C’est grand le Bosphore !… Et maintenant, tais-toi ! plus un mot !… – Alors si c’est pas pour descendre dans le Bosphore, c’est comme souvenir que tu emportes ces trucs-là ? – Je te dis de te taire… » Ils abordaient la rive d’Orta-Keuï : ils débarquèrent et se glissèrent, chargés de leurs curieux fardeaux, dans les jardins de l’ancien sultan. Ils ne risquaient de rencontrer personne dans ce quartier désert ni dans les jardins abandonnés à cette heure de la nuit. Ils y pénétrèrent en sautant par-dessus un mur, sans hésitation, bien qu’il fit très noir, la lune ayant disparu à nouveau sous les nuages accourus du Nord vers la Marmara. Les deux jeunes gens semblaient connaître parfaitement le chemin et sans doute l’avaient-ils beaucoup fréquenté les nuits précédentes. La route qu’ils avaient à faire à travers les jardins était longue, mais ils ne s’attardaient pas à rêver en ces lieux historiques, qui virent tant de choses… tant d’horribles choses… Les palais et les jardins d’Yildiz-Kiosk occupent les sommets et les pentes des collines de Bechick-Tach et d’Orta-Keuï, ainsi que les vallées intermédiaires. Tout cela est immense. C’est là que, prisonnier volontaire, Abdul-Hamid a vécu trente-deux ans, entouré d’un peuple de courtisans, d’espions, de parasites. C’est d’Yildiz, racontait-on, que, chaque nuit, partaient des condamnés à la mort, à l’exil, à la déportation. C’est là que furent organisées et prescrites les épouvantables vêpres arméniennes… c’est là enfin, à Yildiz, qu’Abdul-Hamid signa, le 26 avril 1908, sa déchéance et qu’il dut abandonner, en pleurant comme un enfant, des trésors qui n’ont point tous été retrouvés… et que l’on cherche encore… Après avoir franchi le mur très élevé du jardin intérieur, en s’aidant des déprédations qu’ils connaissaient comme s’ils les avaient faites eux-mêmes, Rouletabille et La Candeur trouvèrent la fameuse « rivière artificielle », dont la création avait coûté des sommes fabuleuses et sur laquelle Abdul-Hamid aimait à se promener en canot automobile en compagnie de ses sultanes favorites. Que de fantômes à évoquer sur ces rives jadis saintes, maintenant profanées, même par le giaour ! Mais nos jeunes gens n’étaient pas venus là pour ressusciter les morts ! Il s’agissait de sauver une vivante et ils venaient chercher sa rançon !
|