Les Aventures de Rouletabille

| XVIII - À Constantinople.

 

 

 

 
Ce soir-là, à l’heure du thé, on ne parlait que de la terrible défaite des Turcs à Lüle-Bourgas, dans les salons de l’ambassade de France, où, avec leur bonne grâce coutumière, l’ambassadrice et l’ambassadeur accueillaient quelques représentants de la presse française. Réunion intime où l’on se communiquait les dernières nouvelles de la journée.
 
Dans un coin, on prêtait une extrême attention à Rouletabille, qui était arrivé à Constantinople sans que personne l’y attendît, quelques jours auparavant, et qui avait trouvé le moyen d’en ressortir pour assister au gigantesque duel. Il en était revenu au milieu d’une débâcle sans nom. Il racontait comment, pendant les quatre journées de bataille, Abdullah pacha, qui commandait en chef l’armée turque, était resté enfermé dans une petite maison de Sakiskeuï, où il avait établi son quartier général. C’est là qu’au hasard d’une randonnée, Rouletabille l’avait trouvé. Le général mourait littéralement de faim et ses officiers d’ordonnance étaient en train de gratter de leurs ongles la terre d’un maigre jardin, afin d’en extraire des racines de maïs qu’on faisait délayer et bouillir dans un peu de farine. C’est tout ce qu’avait à manger le commandant en chef d’une armée de 175 000 hommes !
 
Rouletabille avait donné à Abdullah pacha quelques boîtes de conserves qu’il avait emportées avec lui, et pendant trois jours, c’est lui, le reporter, qui avait nourri le général en chef.
 
« Oui, mais vous étiez au premier poste pour apprendre les nouvelles ! lui fit remarquer le premier secrétaire.
 
– Ne croyez pas cela, répondit Rouletabille. Ce pauvre général était toujours le dernier à apprendre quelque chose… Il n’avait ni télégraphe, ni téléphone de campagne, ni aéroplane, ni rien… Les routes étaient si mauvaises qu’il ne pouvait même pas avoir d’estafettes. C’est moi qui, au prix de mille difficultés, lui ai appris la déroute de ses troupes autour de Turkbey !
 
– Enfin nous assistons à la ruine de la Turquie ! dit un confrère.
 
– Oh ! la ruine ? C’est bientôt dit !… Si on voulait défendre Tchataldja… fit Rouletabille.
 
– Dans tous les cas, nous allons assister à une révolution, repartit le journaliste.
 
– Le bruit court qu’Abdul-Hamid a des chances de remonter sur le trône », avança un autre.
 
L’ambassadeur s’approcha de Rouletabille et lui dit :
 
« Mes compliments. Je viens de recevoir un télégramme où il est question de vos intéressantes correspondances. »
 
Rouletabille rougit de plaisir.
 
« Mais comment les expédiez-vous, s’il n’est pas indiscret de vous poser une pareille question ? demanda un correspondant.
 
– Nullement. J’ai à mon service un Transylvain, un nommé Tondor, garçon fort débrouillard, qui me les porte en Roumanie… J’évite ainsi bien des retards et bien des ennuis. »
 
À ce moment, La Candeur entra, se prit le pied dans un tapis et faillit tomber en voulant baiser galamment la main de l’ambassadrice, ainsi qu’il avait vu faire à Rouletabille ; il se raccrocha heureusement à celle de l’ambassadeur, puis s’approcha, tout rouge de sa maladresse, de son reporter en chef et lui tendit un pli.
 
« Tondor est revenu ?
 
– Oui !…
 
– Vous permettez, messieurs ? Des nouvelles de Paris. »
 
C’était une lettre de son directeur.
 
Rouletabille lut avec une joie qu’il dissimula les compliments dont elle était pleine. L’Époque avait triomphé avec cette histoire de Marko le Valaque… et tous les lecteurs de La Nouvelle Presse qui s’étaient intéressés aux premiers articles de cet étrange correspondant étaient allés chercher la suite dans la feuille rivale, sous la signature de Rouletabille. Enfin on avait connu la vérité sur la prise de Kirk-Kilissé, et le directeur de L’Époque écrivait au reporter : « Continuez, mon ami, et ne bluffez jamais ! Il faut laisser cela aux journalistes d’occasion et à Marko le Valaque ! »
 
« Eh bien, qu’est-ce qu’on dit à Paris ? demanda le drogman.
 
– On dit que les Bulgares seront ici avant huit jours et qu’ils célébreront dimanche prochain la messe à Sainte-Sophie.
 
– Voilà l’ouvrage des Jeunes-Turcs ! fit quelqu’un.
 
– Et des Allemands ! ajouta un autre.
 
– Messieurs, vous savez que l’on attend incessamment Abdul-Hamid !… dit un lieutenant de vaisseau en se rapprochant. Nous avons reçu à bord du Léon-Gambetta un télégramme sans fil nous apprenant que l’ex-sultan et son harem avaient été embarqués à Salonique sur le stationnaire allemand Loreleï… et le Loreleï a mis le cap aussitôt sur les Dardanelles. »
 
Rouletabille prit à part La Candeur :
 
« Vladimir est à son poste ?
 
– Je viens de le voir… Rien de nouveau… »
 
Un journaliste dit :
 
« Le gouvernement s’y est pris juste à temps. Vous savez que pour rien au monde il ne voulait revoir Abdul-Hamid dans le Bosphore… mais on lui a dénoncé une conspiration qui était près d’éclater à Salonique… C’est alors seulement qu’il a donné des ordres…
 
– On a arrêté les conjurés ? demanda un secrétaire.
 
– Encore une petite séance de pendaison pour nous distraire… fit un jeune attaché encore imberbe.
 
– L’horreur ! » exprima l’ambassadrice.
 
La Candeur, très pâle, regardait Rouletabille qui, rose et enjoué, ne semblait nullement gêné par le remords…
 
Mais l’officier de marine dit :
 
« Rassurez-vous, madame, les gibets chômeront pour cette fois… Le gouvernement a trouvé, en effet, les preuves de la conspiration des conspirateurs, mais les conspirateurs eux-mêmes étaient partis !…
 
– Vous en êtes sûr ?
 
– Absolument, je sais qu’ils ont pu gagner par mer Trébizonde, d’où ils ont repris un bateau pour Odessa. Par un hasard miraculeux, en même temps qu’on les dénonçait, ils étaient avertis, eux, qu’ils étaient dénoncés ! »
 
La Candeur respira bruyamment. Rouletabille souriait.
 
« Je suis sûr, fit le drogman, qu’Abdul-Hamid ne doit guère tenir à remonter en ce moment sur le trône, s’il sait ce qui se passe.
 
– Oui, mais il ne le sait pas !
 
– Eh bien, il en ferait une tête, si, redevenu sultan, on lui apprenait qu’il va peut-être perdre Constantinople et Yildiz-Kiosk…
 
– Et la chambre du trésor, ajouta en riant le drogman.
 
– Ah ! oui, la fameuse chambre du trésor, reprirent en chœur tous ceux qui étaient là.
 
– Enfin a-t-elle véritablement existé ? demanda l’ambassadrice.
 
– Elle existe ! répondit le drogman… Pour cela, il n’y a pas de doute… Et il n’y a pas que moi qui y croie !
 
– Qui donc encore ?
 
– Eh bien, le gouvernement actuel, qui a fait tout son possible pour la découvrir et qui n’y a point réussi encore !…
 
– Pas possible !
 
– Enfin, vous savez si les Jeunes-Turcs, dès le lendemain de la révolution, ont fait tout bouleverser à Yildiz-Kiosk…
 
– Oui, et on n’a rien trouvé !… Ce n’est pas fini… On a tout de même appris quelque chose, je le sais par Zekki bey, le secrétaire de l’Intérieur qui n’y croyait sûrement pas, lui, à la chambre du trésor !
 
– Et qu’est-ce qu’on a appris ? demanda Rouletabille, que cette conversation semblait intéresser au plus haut point.
 
– On a appris, grâce à l’espionnage auquel on s’est livré autour d’une ancienne cadine d’Yildiz-Kiosk…
 
– Je parie qu’il s’agit de Canendé Hanoum, fit le jeune attaché… Ah ! on lui en fait raconter à celle-là !… On lui fait dire tant de bêtises sur l’ancienne cour du sultan déchu qu’elle ne veut plus sortir de chez elle et qu’elle a décidé, paraît-il, de fermer sa porte à toutes ses amies…
 
– Il s’agit en effet de Canendé Hanoum… On lui fait dire beaucoup de choses parce que l’on n’ignore pas qu’elle est très renseignée. Elle a eu l’esprit de savoir vieillir et de rester jusqu’au bout dans les bonnes grâces d’Abdul-Hamid, qui se confiait volontiers à elle. Enfin je vous raconte ce que l’on m’a dit. Canendé Hanoum est sûre qu’il y a une chambre du trésor !
 
– Est-ce qu’elle l’a vue ?
 
– Non, elle ne l’a pas vue !
 
– Ah ! bien, c’est toujours la même chose…
 
– Mais elle aurait vu souvent le sultan qui s’y rendait… et pour s’y rendre, il devait toujours passer par le couloir de Durdané et c’était encore par là qu’il repassait quand il en revenait…
 
– Et alors ? demanda, curieuse, l’ambassadrice.
 
– Et alors on a cherché autour de ce couloir et l’on n’a rien trouvé… voilà pourquoi Zekki bey est resté si sceptique.
 
– Où aboutissait-il, ce couloir ? demanda le premier secrétaire.
 
– À un kiosque fermé, aménagé en jardin d’hiver et que l’on a mis sens dessus dessous… on n’a rien trouvé, mais on cherche encore…
 
– Moi, dit l’officier de marine, on m’a raconté autre chose… un jour que je glissais en caïque sur les eaux du Bosphore, non loin des ruines de Tchéragan, mon attention fut attirée par une sorte de ponton amené à côté de la station des bateaux à vapeur… Sur ce ponton il y avait une cabane d’où sortaient des scaphandriers… je demandai à quel travail ces hommes se livraient et l’un des caïdgis me dit que c’était le gouvernement qui faisait procéder à une étude du terrain sous-marin pour l’édification d’une « échelle » destinée à servir de station modèle pour le service des bateaux à vapeur. Comme la chose se passait juste en face du jardin du sultan et que l’on parlait beaucoup à ce moment de la fameuse « chambre du trésor », je dis en riant :
 
« – Ils cherchent peut-être la chambre du trésor au fond du Bosphore !… » J’avais lancé cela comme une boutade et je n’y attachais pas d’importance quand Mohammed Mahmoud Effendi avec qui je faisais, ce jour-là, ma promenade fit : « Eh ! eh ! » et se mit à regarder attentivement ce qui se passait sur le ponton. Il avait même prié les caïdgis de s’arrêter, mais aussitôt un caïque vint vers nous, dans lequel se trouvait un commissaire qui nous pria de nous éloigner. Alors Mohammed Mahmoud Effendi me dit :
 
« – Tiens ! tiens ! voilà qui est bizarre !… est-ce que Canendé aurait dit vrai ?
 
« – Qu’est-ce qu’elle a encore dit Canendé Hanoum ? lui demandai-je.
 
« – Elle aurait dit que si l’on voulait trouver la chambre du trésor, il fallait la chercher par le Bosphore, parce que le sultan ne lui avait point caché qu’il ne craignait rien pour cette chambre, attendu qu’il pourrait la noyer d’un seul coup ; d’où Canendé Hanoum tirait cette conclusion, qu’elle communiquait avec le Bosphore. »
 
– En voilà une histoire pour quatre scaphandriers ! dit Rouletabille.
 
– Vous les avez comptés ? » demanda en souriant l’officier.
 
Rouletabille rougit.
 
« Mon Dieu, oui !… Je les ai vus comme tout le monde… ça m’amuse toujours de regarder des scaphandriers descendre dans l’eau… je vous avouerai même que j’aurais bien donné quelques piastres pour être à la place de l’un d’eux…
 
– Ah ! ah ! vous aussi, vous voudriez découvrir la chambre du trésor ?
 
– Moi ! nullement !… mais je pense que ce doit être une chose bien curieuse que de fouler le sol sous-marin du Bosphore… Que de souvenirs on doit y heurter à chaque pas !… Songez donc aux peuples innombrables qui, depuis le commencement de l’histoire, ont passé et repassé ce détroit et ce qu’ils ont dû y laisser tomber au passage !
 
– Oui, déclara d’un air entendu La Candeur, quelle boîte aux ordures !
 
– Quelle tombe plutôt… rectifia le drogman. Ça doit être plein de cadavres là-dedans !… mais ces scaphandriers ne doivent pas voir grand-chose…
 
– C’est ce qui vous trompe… fit le lieutenant de vaisseau. Je les ai assez vus pour vous dire qu’ils sont parfaitement équipés et qu’ils jouissent du dernier confort moderne, si j’ose m’exprimer ainsi. Avec cela ils peuvent se mouvoir comme ils veulent sans être retenus, comme jadis, par ces fils et ces tuyaux de caoutchouc qui en faisaient des prisonniers…
 
– Mais alors ! capitaine, comment font-ils pour respirer ? demanda le premier secrétaire.
 
– Ils respirent grâce à un réservoir en tôle épaisse dans lequel on a emmagasiné l’air sous une pression très forte. Ce réservoir est fixé sur le dos par le moyen de bretelles. Dans ce réservoir, l’air maintenu par un mécanisme à soufflet ne peut s’échapper qu’à sa tension normale. Deux tuyaux, l’un aspirateur, l’autre expirateur, partent du réservoir et aboutissent à une sphère de cuivre garnie de grosses lentilles de verre qui est vissée sur le col du scaphandrier… Celui-ci porte en outre à sa ceinture un petit appareil d’éclairage électrique qui est des plus simples et des plus commodes et qui donne, dans l’eau, une lumière blanchâtre très suffisante pour y voir à une quinzaine de mètres.
 
– Ah ! ce doit être merveilleux ! exprima Rouletabille d’un air à la fois enthousiaste et candide.
 
– Ce doit être épouvantable ! fit le jeune attaché. Qu’est-ce qu’on doit voir là-dessous, quand on songe à tous les malheureux et à toutes les malheureuses que les sultans ont fait jeter au Bosphore, une pierre au pied, au fond d’un sac de cuir !
 
– Voulez-vous bien vous taire !
 
– Bah ! c’est de l’histoire… Maintenant, les sacs doivent être pourris et il ne reste plus que les corps, les squelettes qui doivent flotter entre deux eaux, retenus par les pieds… quelle armée de spectres sous-marins… Ma foi ! non, je ne tenterais pas le voyage… ça ne doit pas être assez gai !… »
 
À ce moment, un nouveau personnage fit son entrée. Tous s’exclamèrent :
 
« Kermorec ! Mais on vous croyait à Salonique !…
 
– J’en arrive, et comment !… Avec Abdul-Hamid !…
 
– Hein ?…
 
– Ma foi je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour venir vous rejoindre que de prendre passage sur le Loreleï, le stationnaire allemand qui vous ramène Abdul-Hamid !…
 
– Abdul-Hamid est à Constantinople ! s’écria Rouletabille. Madame, monsieur l’ambassadeur, excusez-moi : la nécessité du reportage… une dépêche à envoyer… »