Les Aventures de Rouletabille

| XXVII - Où Rouletabille et Ivana ont quelque raison de croire qu’ils touchent enfin au bonheur.

  

  

 

 
De Sofia, de Belgrade, de Constantinople, les correspondants de guerre avaient regagné leurs pénates. On croyait la grande lutte balkanique terminée. Et c’est quelques jours après la prise d’Andrinople que fut célébré, à Paris, le mariage de Rouletabille et d’Ivana Vilitchkov.
 
On se rappelle de quelle solennité et de quel éclat furent entourées les cérémonies de cette exceptionnelle union.
 
La direction de L’Époque avait convoqué, pour ce grand jour, tout ce qui compte à Paris, dans le monde des lettres, de la politique et des arts. Les amis de Rouletabille, connus et inconnus, ceux qui avaient été mêlés directement aux aventures extraordinaires de son incroyable existence, et ceux qu’il s’était faits simplement par la sympathie universelle que dégageaient ses actions publiques au cours des événements qui ont occupé, ces dernières années, l’Europe et le monde, avaient tenu à apporter leurs vœux aux jeunes époux. C’est dire que le service d’ordre, commandé par M. le préfet de police en personne, fut des plus difficiles.
 
Nous ne reviendrons point sur ces heures officielles dont les carnets mondains retracèrent les moindres détails, pendant huit jours.
 
La colonie étrangère, surtout russe et balkanique naturellement, envoya des cadeaux qui ne furent pas les moins admirés d’un trousseau à la richesse duquel avaient voulu collaborer des personnages dont les noms sont célèbres depuis la publication du Mystère de la Chambre jaune, du Parfum de la Dame en noir et de Rouletabille chez le tsar. Le directeur de L’Époque était le premier témoin de Rouletabille, le second était Sainclair, qui recueillit les premières pages du reporter. Le directeur de L’Époque se fit l’interprète de tous à l’issue d’un lunch donné dans un des palaces des Champs-Élysées, où l’on s’écrasait en souhaitant aux époux un peu de bonheur et de tranquillité après tant de tribulations retentissantes !
 
De la tranquillité : Rouletabille et Ivana ne demandaient que cela, et s’il n’avait tenu qu’à eux certes ! on aurait dérangé moins de monde, mais, comme dit l’autre, on est esclave de sa gloire, et Rouletabille, en ce jour mémorable où il n’aurait voulu voir autour de lui que sa mère, retenue en Amérique par les affaires de M. Darzac, et quelques amis intimes comme M. La Candeur, dut subir la tyrannie de sa jeune renommée. Même après le lunch, les époux ne purent partir. L’association des reporters parisiens offrait un dîner aux époux dans un grand restaurant de Bellevue, et Rouletabille comptait parmi ceux-là trop de camarades pour se soustraire à une aussi aimable contrainte. Seulement, il était entendu qu’à neuf heures au plus tard, les « mariés » pourraient s’esquiver à l’anglaise. Une auto les attendrait pour une randonnée dont ils n’avaient, bien entendu, donné l’itinéraire à personne.
 
Donc, à sept heures précises, Rouletabille et Ivana arrivaient à Bellevue : ils avaient demandé la permission de revêtir leur costume de voyage et ils avaient exigé que ce dîner d’amis fût dépourvu de toute cérémonie. Cependant la plupart des confrères avaient tenu, pour leur faire honneur, à arborer l’uniforme de grand gala, habit et toutes décorations dehors.
 
« Ne te fâche pas, lui dit tout de suite La Candeur, qui avait sorti son Mérite agricole et qui reçut les jeunes époux sur le seuil du vestibule, avec toutes les grâces d’un réjoui maître d’hôtel. Ne te fâche pas, ils sont si contents. »
 
La Candeur offrit son bras à la mariée et la conduisit dans le salon où avait été dressé un couvert magnifique.
 
Comme Rouletabille allait les suivre, un grand bruit de chevaux et de carrosse lui fit tourner la tête, et il ne put retenir une exclamation en reconnaissant dans le cocher, dont la livrée bleue galonnée et le chapeau à cocarde dorée produisaient le plus heureux effet, Tondor, le bienheureux Tondor, qui semblait au comble de ses vœux. Le sympathique Transylvain n’avait-il pas toujours rêvé de rouler « carrousse » et de conduire par de longues guides des chevaux impétueux ? Son mépris pour l’auto était si parfait qu’on n’avait jamais pu le décider à apprendre à conduire une mécanique qu’il trouvait d’une laideur déshonorante, qui « crevait », du reste, disait-il, trop souvent, et qui ne « piaffait » jamais !
 
Curieusement, Rouletabille s’avança jusqu’au seuil, désireux de savoir à qui appartenait un si grandiose équipage.
 
Quelle ne fut pas sa stupéfaction en en voyant descendre, après que le valet de pied qui se tenait à côté de Tondor se fût précipité pour en ouvrir la porte, Vladimir, Vladimir Pétrovitch de Kiew !…
 
Il se disposait à aller lui serrer la main quand il vit que Vladimir tendait la sienne à une grande dégingandée vieille dame, aux cheveux couleur de feu qu’il se rappelait parfaitement avoir vue dans les circonstances tragico-comiques qui avaient inauguré la série de ses aventures à Sofia.
 
C’était tout simplement la princesse aux fameuses fourrures qui s’avançait au bras de Vladimir triomphant.
 
« Rouletabille ! s’écria Vladimir en lui montrant avec orgueil ce vieux singe couvert de bijoux, permettez-moi de vous présenter ma fiancée !… »
 
Rouletabille se pinça les lèvres pour ne pas rire et félicita chaudement les futurs époux… Tout de même quand la princesse eut fait son entrée dans la salle de gala, il retint Vladimir, dans le dessein de lui faire part un peu de son effarement, mais le jeune Slave ne le laissa point parler :
 
« C’est tout ce que j’ai trouvé pour sauver notre honneur ! dit-il le plus sérieusement du monde : épouser ce vieux cacatoès ! mais que ne ferais-je pas, Rouletabille, pour vous rendre service !
 
– De quoi ?… de quoi ? Eh ! Vladimir Pétrovitch de Kiew !… c’est pour me rendre service que tu épouses la vieille dame ?
 
– Mais parfaitement ! et pour sauver notre honneur !
 
–Dis donc un peu : tâche d’être poli et ne t’occupe pas de mon honneur, s’il te plaît… qu’est-ce que mon honneur a à faire dans ton mariage, es-tu capable de me le dire ?
 
– Tout de suite : la vieille dame est venue me réclamer ses quarante-trois mille francs !…
 
– Hein ?…
 
– Eh ! vous savez bien… les quarante-trois mille francs de la fourrure !…
 
– Oui, je me rappelle maintenant… mais, moi, ça ne me regarde pas, cette histoire-là !… Ce n’est pas moi qui ai été la porter au « clou », sa fourrure !…
 
– Oui, mais c’est vous qui avez donné l’argent à l’agha.
 
– Possible !… mais cet argent je l’avais pris à La Candeur… je ne l’avais pas pris à la princesse, moi !…
 
– Aussi, quand elle est venue me le réclamer, j’en ai d’abord parlé à La Candeur qui m’a dit :
 
« – Je te défends d’en parler à Rouletabille, qui a autre chose à faire que de s’occuper de ta vieille bique… Si elle insiste, qu’il a ajouté, eh bien… pour qu’elle nous fiche la paix, épouse-la !… »
 
– Mais c’est très bien, cela, finit par approuver Rouletabille.
 
– Alors, vous ne me méprisez pas ?
 
– Pas le moins du monde…
 
– Vous comprenez, Rouletabille, combien ce serait dur pour moi d’être méprisé par vous, alors que c’est pour vous que je sacrifie en somme ma jeunesse et ma beauté…
 
– Vous êtes un gentil garçon, Vladimir Pétrovitch… Est-ce que la princesse est encore très riche ?
 
– Ah ! monsieur !… Elle me reconnaîtra un million, devant notaire…
 
– Fichtre ! un million !…
 
– Pas un sou de moins ; comme je lui ai dit : c’est à prendre ou à laisser…
 
– Vous avez raison, Vladimir. Avec un million, on ne vit aux crochets de personne et vous pourrez repayer à la princesse une fourrure.
 
– J’y avais pensé, monsieur… comme ça elle n’aura plus rien à dire !…
 
– Quel âge a-t-elle ?… demanda Rouletabille, un peu gêné.
 
– Ah ! devinez, pour voir…
 
– Eh bien ! mais dans les cinquante-cinq ans, répondit Rouletabille, qui voulait être aimable.
 
– Vous n’y êtes pas, fit l’autre, vous n’y êtes pas du tout !… Peste ! cinquante-cinq ans ! Comme vous y allez !… Si elle avait cinquante-cinq ans, j’aurais certainement hésité avant de me dévouer !… proclama Vladimir.
 
– Alors, elle n’a pas dépassé la cinquantaine ?
 
– De moins en moins… Rouletabille… vous y êtes de moins en moins !… elle en a soixante-deux ! avoua l’autre avec jubilation… Ah ! j’ai voulu voir l’acte de naissance… Soixante-deux… c’est admirable !…
 
– Et peut-être une maladie de cœur ! » ajouta Rouletabille, qui avait enfin compris Vladimir et qui, un peu dégoûté, ne demandait qu’à changer de conversation.
 
Et il allait s’échapper quand Vladimir le rappela :
 
« Écoutez, Rouletabille… j’ai une proposition à vous faire… Dans un an, deux au plus… la vieille dame n’existera plus…
 
– Saprelotte !… s’exclama Rouletabille, vous n’allez pas l’assassiner !
 
– Pensez-vous ? Non, c’est le docteur qui le lui a dit devant moi, un soir où elle avait un peu trop abusé de la vodka…
 
– Ah ! elle se s…
 
– Si ce n’était que ça !… mais elle fume ! elle fume !
 
– La cigarette !… Ça n’est pas grave !…
 
– Non, la pipe !…
 
– La pipe !…
 
– La pipe d’opium !… Et comment !…
 
– Oui, elle n’en a plus pour longtemps…
 
– Eh bien, elle me fait son héritier… et je me décide à fonder un journal… Voulez-vous être mon second ? »
 
Rouletabille ne répondit pas, mais Vladimir vit qu’il le considérait d’un certain œil… d’un œil qui visait certainement son fond de culotte, et, prudent, se rappelant certain geste qui l’avait un peu humilié, et, ne voulant point que Tondor, dans toute sa splendeur, eût encore à rougir de lui, il s’éloigna tout doucement, à reculons…
 
« Quel type ! » sourit Rouletabille.
 
Et il alla rejoindre Ivana qui l’attendait avec impatience.