Les Aventures de Rouletabille

| XXXI - Dernier chapitre où il est démontré que « un et un font un ».

 

 

 

 
Il n’y avait plus personne sur le banc de pierre…
 
Alors Rouletabille appela fort dans la nuit :
 
« Athanase !… »
 
Et Ivana appela : « Athan… ! » mais sa voix se brisa.
 
Rien ne leur répondit qu’un lointain écho ; mais ils voulaient être forts, et toujours en se tenant par la main, ils s’avancèrent jusqu’au banc de pierre, ils en firent le tour, ils écoutèrent un instant le frisson des feuilles et des branches, puis Rouletabille dit :
 
« C’est le vent !… »
 
Ivana répéta plus bas : « C’est le vent ! » et ils rentrèrent dans la villa en tournant la tête à chaque pas pour voir ce qui se passait derrière eux, mais il ne se passait rien qu’un peu de frisson de vent !…
 
La porte refermée, ils regagnèrent les chambres du premier étage, retournèrent à la fenêtre et eurent encore le cri de la peur !… Athanase était revenu sur le banc de pierre !
 
Alors Ivana se laissa aller tout à fait à une épouvante galopante… Elle cria, comme une folle, comme une vraie démente.
 
« Sauvons-nous ! Sauvons-nous ! Ne restons pas ici !… »
 
Et ce cri de folie, Rouletabille le trouva tout à fait sage. Le mieux était de partir, certes !… Que cet Athanase fût une personne vraiment vivante ou l’ombre de leur imagination en délire, il fallait s’en aller, s’en aller !…
 
« Oui, oui… oui, partons !
 
– Tout de suite !…
 
– Tout de suite !… Nous irons à l’hôtel… au premier hôtel venu…
 
– Oui, oui, fit-elle… un hôtel avec des voyageurs, des voyageurs qui nous défendront… contre lui… contre Athanase !… Ah ! il était écrit qu’il me poursuivrait toujours !… parce que j’avais prononcé cette phrase à propos de cette tête !… Depuis l’enfance il me poursuit, il m’entraînera avec lui dans la terre !
 
– Non, tu peux être sûre que non, fit Rouletabille farouche. C’est un misérable et je n’aurai aucune pitié de lui !… Allons !… allons !… »
 
Ils rouvrirent la porte… avec des précautions infinies… mais ils se retrouvèrent en face du banc de pierre sans Athanase !
 
Ils marchèrent au banc de pierre, mais ils n’appelèrent plus Athanase, l’écho de leurs voix dans la nuit leur faisant sans doute trop peur… ils prirent l’allée qui conduisait, en descendant, de terrasse en terrasse, jusqu’à la porte ouvrant sur le boulevard Maritime.
 
Maintenant ils allaient plus vite… ils couraient presque en se tenant par la main… Ils couraient tout à fait en apercevant la porte… ils croyaient déjà l’atteindre quand Ivana poussa un grand cri.
 
Son front venait de se heurter à quelque chose qui se balançait.
 
Et tous deux, Rouletabille et Ivana, reculèrent en laissant échapper une exclamation d’horreur.
 
La chose qui se balançait, c’était Athanase pendu !
 
Athanase dont la figure effroyable tirait la langue sous la lune !…
 
Ils revinrent sur leurs pas en courant, courant, courant… et ils ne s’arrêtèrent qu’au banc de pierre sur lequel ils se laissèrent tomber…
 
« Nous sommes fous !… finit par dire Rouletabille, nous sommes fous de courir ainsi… Il n’y a pas de doute à avoir… Nous avons vu tous deux Athanase sur ce banc de pierre… qu’il a quitté pour aller se pendre… Il n’y a pas de quoi se sauver ainsi… Cet homme a jugé qu’il t’avait assez torturée, mon Ivana ! Il s’est puni lui-même ! Que Dieu lui pardonne !…
 
– Y a-t-il une autre porte pour sortir de la propriété ? demanda Ivana.
 
– Oui, répondit Rouletabille, qui connaissait très bien les aîtres ; oui, il y en a une autre du côté du boulevard de Garavan.
 
– Eh bien, allons-nous-en par cette porte-là ! répliqua Ivana en se levant… Tu penses que nous n’allons pas passer la nuit ici, avec ce pendu !
 
– Allons-nous-en ! » fit Rouletabille.
 
Et, se reprenant par la main, ils s’en furent par un chemin opposé aboutissant à l’autre côté de la propriété, à la porte du boulevard de Garavan.
 
Et comme ils allaient atteindre cette autre porte, ils reculèrent encore, tous deux, devant la chose formidable et Ivana tomba à genoux en hurlant véritablement comme une bête… comme une bête…
 
Athanase était encore pendu à cette porte-là !…
 
Rouletabille, dont la cervelle, si solide fût-elle, commençait réellement à déménager, ne vit plus qu’Ivana à genoux, en proie à la folie.
 
Il la saisit, l’emporta toute hurlante encore… loin du second cadavre d’Athanase, loin de toutes ces portes où Athanase avait pendu ses cadavres !…
 
Et il l’enferma dans la villa, dans une chambre de la villa où il se barricada contre l’épouvante du dehors, tirant les meubles contre les issues, et tirant les rideaux sur le jardin abominable… Et il passa sa nuit à la soigner.
 
Enfin, elle finit par s’endormir… et lui aussi s’endormit… s’abandonnant, exténué, las de lutter, aux bras mystérieux de la mort qui dressait contre eux, pour qu’ils ne s’évadassent point d’elle… tant de cadavres pour un seul homme !…
 
Quand Rouletabille se réveilla, il alla ouvrir les rideaux…
 
Les jardins de Babylone resplendissaient sous un soleil ardent. Il n’y avait plus de mystère autour d’eux… rien que de la vie et de la beauté…
 
Ivana se réveilla bientôt, elle aussi, dans la merveilleuse clarté du jour.
 
Et ils cherchèrent à se souvenir des cauchemars qui les avaient jetés au fond de cette chambre, comme des bêtes traquées…
 
Ils se souvinrent et, tout en riant d’eux-mêmes, ils décidèrent, un peu pâles, de quitter cette villa magique.
 
Et ils la quittèrent sur-le-champ… Et ils n’étaient pas très fiers en arrivant à la porte du boulevard Maritime, où ils avaient aperçu le premier cadavre d’Athanase…
 
Mais ils retrouvèrent un peu leur aplomb… en constatant que ce cadavre n’était pas là.
 
« Écoute, mon chéri, dit Ivana… C’est bête, ce que je vais te dire… Mais je ne serai tranquille que si je sais que le second cadavre d’Athanase n’existe pas non plus… »
 
Il céda à cette prière qu’il trouvait bien naturelle et qui répondait, du reste, à ses propres préoccupations… Pas plus à la porte de Garavan qu’à celle du boulevard Maritime ils ne virent de cadavre…
 
« Ouf ! fit Ivana.
 
– Ouf ! fit Rouletabille.
 
– Tout de même, dit Ivana, loue une auto… Je veux quitter ce pays sur-le-champ… Quand la nuit reviendra, je recommencerai à avoir trop peur… »
 
Il la conduisit à l’hôtel des Anglais et la quittait pour s’occuper d’une auto, quand il aperçut justement une magnifique quarante chevaux qui stoppait devant lui et d’où descendait… La Candeur !…
 
« Qu’est-ce que tu fais ici ?… »
 
La Candeur dit :
 
« Monte… il faut que je te parle. »
 
Et quand il fut dans la voiture :
 
« Mon vieux, cette auto est pour toi. File vite où tu voudras avec ta femme, mais ne reste pas ici et empêche-la pendant quelque temps de lire les journaux ; comme cela elle ne se doutera de rien. »
 
Rouletabille le regardait, ne comprenait pas.
 
« Mais comment es-tu ici ?… Qu’est-ce que tu veux dire ?… Elle ne se doutera pas de quoi ?… »
 
La Candeur, qui paraissait assez énervé, narra rapidement :
 
« Quand vous avez quitté Bellevue, je vous ai suivis en auto. Je pensais qu’Athanase avait survécu à ses blessures et qu’il était autour de vous à vous guetter… et je ne me trompais pas !…
 
–Hein ? s’exclama Rouletabille… en bondissant sur les coussins de la voiture.
 
– Oui, il était à vos trousses !
 
– Alors, c’est bien vrai qu’il n’est pas mort ?…
 
– Si !… maintenant il est mort !…
 
– Mais tu dis qu’il était à nos trousses !…
 
– Il n’était pas mort, naturellement, quand il était à vos trousses !… mais maintenant il est mort… il s’est tué cette nuit !…
 
– Ah ! râla Rouletabille… cette nuit ?…
 
– Oui, dans les jardins de Babylone. Il s’est pendu !…
 
– Dieu du ciel !… »
 
Et Rouletabille ouvrait des yeux formidables…
 
Ainsi, les deux cadavres pour un seul homme, ça n’était point de l’imagination !… pensait-il ou osait-il à peine penser, mais pensait-il tout de même, puisqu’il ne pouvait penser autrement !… Il les avait vus !… Touchés !… Alors ?… Dieu du ciel !… il s’effondra, la tête dans les mains, hagard :
 
« Explique ! fit-il d’une voix rauque à La Candeur… moi, pour la première fois, j’y renonce !…
 
– Tu renonces à quoi ? demanda La Candeur qui ne comprenait rien aux mines tragiques de Rouletabille…
 
– Parle !… raconte !… dépêche-toi !… Je sens que je me meurs !…
 
– Il n’y a pas de quoi !… Écoute ; je vous ai donc suivis. Sur les quais de la gare de Lyon j’ai tout de suite trouvé notre homme… Mais il arrivait en retard pour prendre votre train et il sautait dans le rapide suivant qui partait dix minutes plus tard. Tu penses si je l’ai lâché !… Moi aussi, je suis monté dans le train… Il devait savoir où vous alliez, être renseigné sur votre « destination », car il était assez tranquille. Ah ! je l’observais ! Il n’était pas beau à voir ! Il devait manigancer quelque sale coup… Je ne le lâchai pas ! Et puis, juste en arrivant à Menton, je l’ai perdu !… Il y a eu une bousculade dans le souterrain du débarcadère… Quand je suis arrivé au bout du couloir, sur la place… plus d’Athanase !… Je demandai à des cochers s’ils l’avaient vu… Je leur donnai son signalement… Je ne pus rien savoir… Alors l’idée me vint que vous aviez dû tous les deux passer moins inaperçus. Et c’est ainsi que j’ai appris par un cocher que vous vous étiez fait conduire aux jardins de Babylone à Garavan !… Je n’avais pas besoin d’en savoir plus long… Et j’ai veillé sur vous sans que vous vous en doutiez, tout l’après-midi, toute la soirée… J’étais content. Pas d’Athanase !… J’espérais bien qu’il avait perdu votre piste… Je ne voulais pas vous déranger… vous ennuyer… Je me disais : « Demain, je préviendrai Rouletabille et ils ficheront le camp ! »
 
« … Là-dessus, la nuit arriva… Oh ! je veillais sur vous ! comme un chien de garde !… et puis, tu sais, prêt à mordre !… J’étais entré dans le jardin par la petite porte de Garavan que je n’ai eu qu’à pousser… Le commencement de la nuit s’est bien passé. Je faisais le tour de la propriété et, mon vieux, si Athanase m’était tombé sous la main !… Tout à coup, mon vieux, figure-toi que je le rencontre !… Mais, tu sais, je n’avais plus besoin de lui faire passer le goût du pain !… Écoute, Rouletabille, je ne te demande pas si je te fais plaisir… En tout cas, nous n’y sommes pour rien ! pas ?… Eh bien, mais ne te trouve pas mal !… Tu es là à me regarder avec des yeux !… T’as plus rien à craindre d’Athanase, mon vieux !… Probable que votre mariage lui a tourné sur la boussole !… Il s’est pendu cette nuit dans les jardins de la villa !… Ah ! parole, c’est comme j’ai l’honneur de te le dire… Tu penses le coup que ça m’a fait quand je l’ai trouvé qui tirait la langue… juste devant la porte qui donne sur le boulevard Maritime !… Eh bien, mon vieux, tu sais, je ne l’ai pas plaint, ma foi, non !… et, tout de suite, je n’ai pensé qu’à vous… Je sais que vous étiez passés par cette porte-là… Je me suis dit : « Je ne veux pas qu’ils rencontrent un pendu – et ce pendu-là ! au lendemain de leur nuit de noces ! Mme Rouletabille serait dans le cas d’en faire une maladie ! Et alors, mon vieux, eh bien, voilà ! J’ai été prévenir le maire, je lui ai dit de quoi il retournait et je l’ai prié de faire faire en douceur le procès-verbal et de faire enlever le corps de façon que vous ne vous aperceviez de rien !… Quand le maire a su qu’il s’agissait de Rouletabille, il a fait tout ce que j’ai voulu !… Il m’a dit qu’il s’arrangerait avec le procureur pour qu’on ne vienne pas troubler votre première matinée de noces… Seulement, maintenant, fichez le camp !… Ce soir, les journaux vont raconter l’histoire… Les magistrats vont certainement vouloir vous interroger quand ils sauront que vous avez passé la nuit dans la villa… Et, en ce moment, ta femme est bien impressionnable… »
 
Rouletabille écoutait La Candeur… l’écoutait… l’écoutait…
 
Alors, vraiment, l’abominable cauchemar… le pendu… ils n’avaient pas rêvé…
 
« La Candeur !… La Candeur !…
 
– Rouletabille !
 
– Moi aussi, je l’ai vu, le pendu !…
 
– Non !…
 
– Si !… Et Ivana aussi l’a vu à la porte du boulevard Maritime… et nous avons été moins braves que toi !… Nous nous sommes sauvés !…
 
– Eh ! mon vieux ! je comprends ça !… il n’était pas réjouissant, tu sais !…
 
– Nous nous sommes sauvés… La Candeur… et nous sommes allés nous jeter sur un banc, et quand nous avons eu retrouvé quelques forces, nous avons voulu fuir la villa par la porte de Garavan… »
 
Ici, Rouletabille hésita, puis tout à coup, d’une voix cassée, il lança sa phrase :
 
« Mais comment se fait-il que là encore nous avons retrouvé Athanase pendu ? »
 
La Candeur, à ces mots, se troubla un peu, toussa, sembla hésiter et finit par dire :
 
« Tu vas voir comme c’est simple… j’aurais tout de même préféré ne rien te dire… mais entre nous !… je vois bien qu’il n’y a pas moyen de te cacher quelque chose… quand j’ai vu le pendu… je ne savais pas que vous veniez de le voir !… et, avant d’aller trouver le maire, pour que vous ne le voyiez point, vous, le pendu, je l’ai dépendu tout de suite ; je voulais le porter hors de la propriété, je l’ai chargé sur mes épaules… »
 
Et comme La Candeur s’arrêtait, en proie à une certaine émotion qu’il ne cherchait même plus à dissimuler :
 
« Eh bien !… s’écria Rouletabille, je t’écoute !… Va donc !… Pendant ce temps-là, Ivana et moi, nous étions quasi anéantis sur le banc de pierre !… Et quand nous avons voulu ensuite fuir par la porte de Garavan…
 
– Oui ! oui ! fit La Candeur agité… je comprends très bien ce qui s’est passé… ça c’est une guigne de vous faire voir deux fois un pendu que je voulais vous cacher !
 
–Mais qu’est-il arrivé ?
 
– Eh bien, voilà… Pendant que je le transportais, au moment où j’étais arrivé devant la porte de Garavan, la seule qui fût ouverte et par laquelle j’étais obligé de passer, figure-toi qu’il m’a bien semblé qu’Athanase Khetew m’avait un peu remué sur le dos ! Mon vieux ! mon sang n’a fait qu’un tour… j’ai pensé à tous les embêtements que vous auriez si le pendu vivait encore… je me suis souvenu qu’il avait voulu, moi, me couper en deux… Et puis, je t’aime tant, Rouletabille… ma foi… je l’ai rependu ! »