| XXV - Où Rouletabille retrouve Ivana et échange avec elle quelques explications nécessaires.
Quelques jours plus tard, Rouletabille était bien ému en soulevant le marteau de cuivre d’une vieille porte dans une de ces antiques ruelles qui avoisinent la place de Top-Hané. Les fenêtres de cette demeure à l’aspect des plus rébarbatifs étaient garnies de barreaux de fer et de double quadrillage de bois, tels qu’on en voit aux plus sombres hôtels de Galata ou de Stamboul, de l’autre côté de la Corne d’Or. Les moucharabiés des maisons modernes qui grimpent les pentes de Pera ont une allure plus coquette, plus fraîche, presque engageante et semblent au passant prêts à jouer avec le mystère dont ils ont la garde. Rouletabille, après un coup d’œil jeté sur cette forteresse dont la ligne sombre ressortait sur la blancheur de la neige récemment tombée, frappa trois coups et attendit. Dieu ! que cette petite ruelle était triste et déserte, et silencieuse, sous son manteau blanc ! Les hivers sont durs et glacés à Constantinople. Rouletabille, qui n’avait pas pris le temps d’acheter une fourrure, frissonnait. Enfin la porte s’ouvrit et un grand diable de cavas, doré sur toutes les coutures, attendit que le jeune homme se nommât. Il lui fit deux fois répéter son nom, après quoi Rouletabille fut prié d’entrer. Le reporter donna l’ordre au cocher de la calèche qui l’avait amené de l’attendre et pénétra dans cette maison préhistorique. Le cavas l’introduisit aussitôt dans un salon, le pria de s’asseoir sur le divan qui faisait le tour de la pièce et disparut. Deux minutes plus tard, un grand nègre arriva, portant sur un plateau d’argent des tasses de café et des petits compotiers de cristal pleins de confitures de roses. Il disparut à son tour. Cinq minutes encore s’écoulèrent et un vieillard à turban vert, un tout à fait vieux, courbé par les ans et dont la barbe blanche semblait balayer le tapis, fit son entrée. Il salua fort gravement Rouletabille et s’assit, s’occupant tout de suite de la dînette ; ce faisant, il ne cessait de parler avec une douce volubilité, sur un ton fort enfantin ; seulement, comme il parlait turc et que Rouletabille ne le comprenait pas, Rouletabille ne lui répondait pas. Rouletabille goûtait à ces petites sucreries avec impatience et à chaque instant regardait du côté de la porte par laquelle le vieillard était entré : mais ce fut une autre porte qui s’ouvrit ; un énorme eunuque, soulevant une tapisserie, laissait passer un fantôme noir. Quel événement prodigieux se passait-il donc pour que ce fantôme noir, qui était une femme, franchît les portes du sélamlik réservé exclusivement aux hommes, surtout dans les antiques demeures comme celle-ci, habitées par de vieux Turcs à turban vert ? Il était impossible de voir quoi que ce fût des traits de cette femme ; elle devait avoir triple voile sous son tchartchaf funèbre dont toutes les grandes dames turques s’emmitouflent maintenant pour sortir et qui ne laisse point, comme le yalmack des anciens temps, la possibilité de découvrir au moins le front et la splendeur du regard. Il est vrai que, le plus souvent, sous ce tchartchaf, nos modernes Turques sont vêtues à la dernière mode de Paris et avec une élégance qui vient en droite ligne de la rue de la Paix. « Canendé Hanoum ? » prononça Rouletabille en s’inclinant trois fois, car il était devant une princesse qui s’était enfermée dans ce coin désert pour se consoler de n’avoir point donné d’enfants à l’ex-sultan et pleurer dans le particulier un régime disparu. Canendé Hanoum, qui parlait le français comme toute femme de qualité en Turquie, lui présenta son oncle, le vieux Turc au turban vert, un ancien général de division qui avait acquis de la gloire à Plevna. Le général, d’un signe, pria le jeune homme de s’asseoir. Rouletabille tendit un pli cacheté à la princesse. Elle y jeta simplement les yeux et dit : « Oui, je sais. Kasbeck m’a prévenue, mais je l’attends. » Rouletabille, à ces mots, se troubla légèrement, mais surmontant vite son émotion, reprit : « Ne vous dit-il point, dans cette lettre, que s’il n’est pas là à cinq heures, vous ne devez plus l’attendre ?… – Oui, oui, parfaitement, monsieur : nous sommes d’accord, mais il n’est que quatre heures !… » Sur quoi elle se mit à parler au jeune homme de tout autre chose… Elle l’entretint surtout de la guerre et de l’échec que les Bulgares venaient de subir dans leur attaque des lignes de Tchataldja. Elle en montrait une grande joie et considérait ce premier succès comme le présage d’une définitive revanche. Rouletabille, qui connaissait les amitiés et les opinions de son hôtesse, assura que tant de catastrophes ne se seraient point produites si Abdul-Hamid était resté sur le trône. « Il y reviendra ! » fit-elle. Et elle se leva, lui tendant avec une grande noblesse sa main à baiser. « Pardon, madame, Mlle Vilichkov a bien reçu une lettre, celle que je lui ai fait parvenir par Kasbeck ?… – Mais certainement, lui répondit Canendé Hanoum. Ah ! dites-moi, vous restez encore longtemps à Constantinople ? – Ah ! madame, on dit que c’est la fin de la guerre, nous quitterons Constantinople le plus tôt possible !… répondit-il avec élan. – Bien… bien… » La nouvelle de ce départ paraissait enchanter la princesse. Elle lui adressa un petit coup de tête sous ses voiles noirs et s’en alla par la même porte, le laissant à nouveau seul avec le vieux Turc à turban qui se remit à le combler de confitures, de pâtisserie et de café en ne cessant de bavarder comme une pie. Enfin le turban vert se leva à son tour, le salua et le laissa seul. Rouletabille regarda sa montre. Il était quatre heures et demie. Sans doute trouvait-il que l’heure marchait lentement à son gré, car il ne put retenir un mouvement d’impatience. Il poussa un soupir, replaça la montre dans sa poche et leva la tête. Mais il chancela de joie : Ivana était devant lui ! Une Ivana élégamment vêtue, à la dernière mode de Paris, une Ivana prête à sortir, avec son manteau de fourrure et sa toque, sans « feradje », sans « yalmack », sans « tchartchaf », une Ivana évadée de toutes les turqueries et qui n’avait plus de l’Orientale que ses grands yeux de flamme, qui fixaient Rouletabille, sous sa voilette. « Ah ! mon petit Zo, mon petit Zo ! Tu as donc compris ?… Tu as donc compris ?… Quelle joie pour moi que ta lettre ! » Ils avaient eu un si joli mouvement pour se jeter dans les bras l’un de l’autre ! Et puis ils se continrent, parce que, subitement, il leur semblait avoir entendu tousser et parce qu’ils craignaient de voir apparaître le vieux Turc au turban vert, ou quelque affreux fantôme noir… Certainement ils étaient encore surveillés, il y avait encore quelque part des yeux qui étaient chargés d’épier leur moindre geste. Cependant, Rouletabille se jeta sur les mains de sa bien-aimée et les mangea de baisers, et Ivana ne cessait de répéter : « Oh ! petit Zo, petit Zo ! Tu as compris ? Tu as compris ? » Elle était très pâle, sous la voilette, et Rouletabille vit qu’elle défaillait. Elle murmura : « Sortons d’ici ! Oh ! sortons d’ici au plus vite !… – Nous ne pouvons pas sortir avant cinq heures, ma pauvre chérie… Je vous en conjure, soyez calme jusque-là… Venez, asseyez-vous là près de moi, nous parlerons tout bas, nous nous dirons des choses que nul n’entendra, nous sommes enfin comme deux vrais amoureux qui se font des confidences ; là, donnez-moi vos mains… – C’est que je voudrais être déjà si loin de tout cela, mon petit Zo !… si loin !… – Nous partirons, Ivana, encore un peu de patience… – Mais pourquoi attendre cinq heures ? – C’est l’heure fixée par Kasbeck… Il a fait dire à Canendé Hanoum qu’il serait là à cinq heures… – Comme vous avez l’air troublé en disant cela, petit Zo !… Mon dieu ! y aurait-il quelque chose de changé ?… – Non ! non ! rien ! rassurez-vous !… À cinq heures nous partirons ! – Ah ! si tu savais, petit Zo !… (car tantôt elle lui parlait avec une étrange solennité et tantôt avec une délicieuse gaminerie)… si tu savais comme les jours m’ont paru longs ! longs ! Depuis que j’ai reçu ta lettre par l’entremise de Kasbeck… je ne savais où tu étais, ni pourquoi – puisque tu disais que tout était arrangé – tu ne venais pas me chercher tout de suite… – D’abord, répondit Rouletabille, nous ignorions que tu étais chez Canendé Hanoum… nous avons toujours pensé et, jusqu’au dernier moment, Kasbeck nous a dit que tu étais à Beylerbey et que tu avais débarqué du Loreleï en même temps qu’Abdul-Hamid. – Il a menti. Le lendemain de l’arrivée du Loreleï, deux femmes sont venues me prendre à bord et m’ont conduite ici où Canendé Hanoum était chargée de m’éduquer, comprends-tu, petit Zo, chargée de faire de moi une odalisque digne d’être présentée à l’ancien sultan !… – Oh ! Ivana !… – Ce qu’il y avait de terrible, vois-tu, c’est que ces femmes ne sont point méchantes du tout… elles étaient au contraire très gentilles, pleines d’attentions, prenant un soin de moi de tous les instants, me comblant d’horribles parfums et voulant m’apprendre à danser… C’était charmant et épouvantable… – Ah ! si j’avais su que tu étais là !… on t’aurait délivrée tout de suite… on aurait bien trouvé le moyen, va !… mais Kasbeck me mentait !… Et dire que nous avions passé notre temps à le surveiller, le suivant partout, tandis que toi, tu arrivais ici avec ces femmes, ombres anonymes toutes trois… fantômes noirs… chez Canendé Hanoum… Vladimir t’a certainement vue descendre de voiture ici, avec tes compagnes !… Mais comment se serait-il douté que c’était toi, sous tes voiles noirs, alors que Kasbeck ne t’accompagnait même pas ?… Enfin, tout est bien fini maintenant ! ne pensons plus qu’à notre bonheur, ma petite Ivana ! – Kasbeck t’a donné tous les papiers du tiroir secret ? tous intacts, n’est-ce pas ? – Oui, tous… Il a fallu vérifier, tu penses ! Cela a demandé du temps… Et puis, de son côté, Kasbeck voulait prendre ses précautions avec les trésors… avant de te donner à moi… Cela se comprend… Cet eunuque est un extraordinaire commerçant ! – Ils le sont tous, petit Zo !… Et quel commerce !… » Elle poussa encore un soupir : « Ah ! quand allons-nous partir ? – Écoute, Ivana, sais-tu ce que j’ai pensé ?… J’ai pensé que puisque la guerre allait être finie, comme je te l’ai écrit – on parle déjà d’armistice depuis l’affaire de Tchataldja –, j’ai pensé que nous pourrions bien partir pour Paris… – Oh ! oui, petit Zo !… oui !… oui !… Paris !… Elle tremblait de bonheur en évoquant Paris, l’école, la faculté, l’hôpital, où elle retrouverait ses camarades et ses travaux. « C’est à Paris que nous nous marierons ! fit Rouletabille. – Mais le général Stanislawoff ne voudra pas ! Il tiendra à ce que la cérémonie ait lieu à Sofia. – Le général fera ce que je voudrai ! déclara le reporter, il n’a rien à me refuser ! – Bien ! bien ! Oh ! certes, Paris, oui… je préfère ! fit-elle en se blottissant contre lui. – Tu comprends, nous avons besoin l’un et l’autre d’oublier bien des choses… Il faut mettre un peu d’Occident entre notre bonheur et le passé… En France, ma chérie, nous nous retrouverons tout à fait, oui, il me semble qu’il n’y a qu’en France que nous pourrons nous aimer normalement, sans heurt, sans aventure, après un honnête mariage dans une honnête mairie. – Tu as raison, tu as raison, petit Zo !… » Et elle se pressa contre lui ; elle cherchait un refuge où elle pensait bien que nul autre ne viendrait plus la chercher jamais… ni Kasbeck pour son abominable commerce, puisqu’il était maintenant payé et comment !… ni Gaulow, ni Athanase, puisque ces deux-là étaient morts !… « Mon Dieu ! tu es bien sûr alors qu’il est mort ? – Qui ? Athanase ?… Oui, oui, oh ! il est bien mort, le pauvre garçon ! – Tu as raison de le plaindre, petit. Il m’aimait beaucoup. – Diable ! s’il t’aimait !… – Il m’était dévoué… – Sans doute, mais ne sois point triste de sa mort, fit Rouletabille en hochant la tête, car évidemment, s’il avait vécu, le pauvre garçon eût beaucoup souffert. – S’il eût souffert !… surtout maintenant que je ne lui dois plus rien, du moment que c’est toi qui as tué Gaulow !… Ah ! petit Zo ! petit Zo !… quand j’ai lu ce que tu m’écrivais là… que Gaulow n’était pas mort de la main d’Athanase, là-bas, sur cette affreuse petite place, dans ce terrible petit village de l’Istrandja… et qu’il avait pu s’échapper… et que c’était toi qui l’avais tué au fond de la chambre des trésors !… vois-tu, petit Zo, j’ai pleuré et j’ai prié le Bon Dieu comme lorsque j’étais toute petite… c’était si affreux pour moi de me donner à cet Athanase qui m’a toujours fait un peu peur, que je n’aimais pas, que je n’ai jamais aimé… Et cependant, je n’aurais pu me refuser, petit Zo : je lui avais juré, autrefois, que je serais sa femme le jour où il m’apporterait la tête de Gaulow ! et je croyais qu’il avait tué Gaulow !… je n’avais plus qu’à mourir le jour où j’ai cru cela !… et j’étais bien décidée à mourir… et je me serais tuée certainement à Stara-Zagora où je craignais qu’Athanase ne vint me relancer, avec la tête de Gaulow, si le général-major ne m’avait reparlé du coffret byzantin et de ce qu’il contenait… alors j’ai compris que ma vie, désormais sacrifiée, pourrait encore servir à quelque chose… mais, petit Zo ! ce que je souffrais de te voir souffrir !… – Pourquoi ne t’es-tu pas confiée à moi ? – Ni à toi, ni à personne ! J’avais une honte affreuse de moi !… C’était si horrible ce que j’avais fait !… Il y a des choses qu’une femme comme moi n’avoue pas aux autres parce qu’elle a honte de se les avouer à elle-même… Pouvais-je te dire que je souhaitais la perte de ce loyal soldat qu’était Athanase et le salut de cet ennemi de mon pays, de cet assassin de mes parents qu’était Gaulow ?… et qu’entre eux deux je n’avais pas hésité ? Et qu’avec fourberie et traîtrise j’avais prêté mes mains à l’évasion du misérable dans le moment qu’apercevant au loin poindre les armées bulgares, j’avais redouté l’arrivée d’Athanase venant réclamer le prix de sa conquête !… Pouvais-je te dire que lorsque Gaulow se disposait à user pour fuir des moyens que je lui procurais… pouvais-je te dire que notre katerdjibaschi était accouru et avait payé de sa vie une lutte avec le bandit ?… Non ! Non ! je gardais toute cette honte pour moi et je ne t’en aurais jamais parlé si tu ne l’avais devinée ! Enfin, pourquoi t’aurais-je avoué ces affreuses choses, après avoir cru voir succomber Gaulow sous les coups d’Athanase ? Est-ce que tout n’était pas fini pour moi ? Est-ce que mes explications eussent pu empêcher l’inévitable ? Pourquoi me déshonorer à tes yeux comme je l’étais, comme je le suis encore aux miens ? Si je te disais qu’encore à cette minute où je t’avoue tout cela, j’ai honte de moi, j’ai honte, petit Zo ! – Comme tu m’aimais ! soupira Rouletabille, en se prosternant sur les mains d’Ivana. – Et tu en as douté ! – Pardonne-moi, Ivana !… pardonne-moi… Oui, c’est moi qui suis un misérable de ne pas t’avoir devinée plus tôt, mon ange chéri !… Mais je vois bien que l’amour est ainsi fait qu’il se plaît à nous aveugler dans le moment que nous aurions le plus besoin de voir clair !… Certes, si j’avais été en tiers dans cette aventure, si j’avais été à la place de La Candeur par exemple, ou de Vladimir, je t’aurais devinée tout de suite… Mais j’aimais et j’étais jaloux !… C’est dire que j’étais devenu, à cause de cette horrible jalousie, qui était une insulte à notre amour, le plus stupide des hommes !… Et c’est l’amour qui se vengeait ainsi de ce que je ne t’eusse point dès l’abord mise au-dessus de tout soupçon, en dépit de l’apparence accusatrice de tes actes ou de tes gestes, ou de ta mine, ou de ta parole ! J’aurais dû me dire tout de suite – ce que je ne me suis dit que lorsque j’eus reçu ta lettre d’adieu à Stara-Zagora : Elle m’aime !… Elle m’aime par-dessus tout !… Eh bien, essayons d’expliquer avec cela l’inexplicable ! Et tout de suite j’aurais compris, en rapportant tout à cet amour, que c’était à cause de ton amour que tu te faisais un instant la complice de l’abominable Gaulow ! J’aurais compris ce que j’ai compris à Stara-Zagora, dans cette nuit de douleur et de larmes qui a suivi ton départ, j’aurais compris que puisque tu poursuivais Gaulow, après l’avoir fait fuir, et cela dans le dessein de le tuer, tu ne voulais point tenir Gaulow de la main d’Athanase !… Explication logique et la seule possible de ta conduite à toi, Ivana, et aussi de celle d’Athanase, qui s’occupait de s’assurer de Gaulow avant de te sauver, Ivana ! C’était donc que tu t’étais promise à lui s’il te vengeait de Gaulow ; et seulement à cette condition-là !… Voilà ce qui m’est apparu à Stara-Zagora !… Voilà pourquoi, après avoir compris cela, je fus pris d’un désespoir sans borne, car croyant Gaulow mort de la main d’Athanase, comme tu le croyais toi-même, je croyais mort notre amour !… Aussi tu devines ensuite ma joie, joie que je n’ai pu te décrire dans ma lettre, quand j’ai appris qu’il était vivant !… Il était donc possible de le reprendre à Athanase, de lui rendre une liberté nécessaire pour que nous puissions ensuite le reprendre nous-mêmes et exercer une vengeance qui nous aurait enfin délivrés sans qu’Athanase ait à en réclamer le prix !… Alors je fis comme toi !… Le crime que tu avais accompli vis-à-vis d’Athanase en faisant échapper Gaulow une première fois, je l’ai accompli, moi, une seconde !… Et mes amis et moi nous avons recommencé derrière Gaulow, sauvé par mes soins, cette poursuite jusqu’à la mort… Malheureusement, il nous échappait et c’était Athanase qui mourait !… – Ceci est affreux ! exprima Ivana en frissonnant. Il est mort… Il ne faut pas nous réjouir de cette mort-là ! cela nous porterait malheur… Dis-moi bien comment il est mort !… – Eh ! Ivana, je te l’ai déjà expliqué dans ma lettre… répondit Rouletabille en mentant ici, avec un grand sang-froid. Il est tombé devant nous dans un parti de Turcs qui l’a criblé de balles… Les Turcs, nous voyant, se sont enfuis, et nous sommes arrivés pour constater la mort de notre ami… – C’est cela qui est épouvantable, dit Ivana… Il est mort certainement en courant derrière son prisonnier et c’est nous qui sommes responsables de sa mort ! – Je ne le pense point ! exprima encore Rouletabille avec une effronterie grandissante, et je voudrais bien te rassurer tout à fait sur ce point. Athanase ne devait pas savoir que son prisonnier se fût enfui. Il revenait au camp quand il a été surpris par les Turcs. Voilà la vérité ! Il est tout à fait superflu de te créer d’inutiles remords !… Et puis, entre nous, bien qu’il soit ton cousin, je te dirai que cet Athanase ne mérite point, en vérité, d’être pleuré. C’était un brave soldat, oui !… mais qui songeait surtout à ce que tu lui avais promis !… Toi-même, Ivana, ta personne ne lui était précieuse qu’autant qu’il pouvait espérer te revendiquer ! – Comment cela, mon ami ?… – Oh ! il eût préféré te savoir morte plutôt que vivante en dehors de lui !… Ainsi, à la Karakoulé, tous ses actes prouvent qu’il pensait moins à ton salut qu’à lui-même, c’est-à-dire qu’à son succès en t’apportant Gaulow !… Avant de s’occuper de toi, il s’occupe de Gaulow !… Il ne pénètre dans le harem que pour frapper Gaulow, que pour emporter Gaulow, que pour mettre en sûreté Gaulow… et puis il revient pour te sauver !… après… mais trop tard parce que j’avais passé là avant lui !… – Mais c’est vrai, petit Zo, c’est absolument exact ce que tu racontes là !… – Comment si c’est vrai ! c’est-à-dire que maintenant, quand je l’examine de près, je trouve sa conduite abominable… – Certes ! elle n’était pas généreuse ! accorda Ivana. – Pas généreuse ! Dis donc que ce joli monsieur te faisait chanter tout simplement avec ta promesse inconsidérée… – Oh ! Zo !… Ne parle pas ainsi de ce malheureux garçon ! – Pourquoi pas, je te prie ?… Est-ce que tu l’aimais ?… Est-ce que tu lui avais dit que tu l’aimais ?… – Ça, jamais ! – Et il savait bien que tu ne l’aimais pas !… – Il pouvait s’en douter… – S’en douter ?… Il était parfaitement sûr que nous nous aimions tous les deux !… et c’est pour cela qu’il avait hâte avant tout de jeter cette tête entre nous deux !… Il savait bien que tu n’étais pas une femme à revenir sur ta parole, et il voulait, au prix de cette tête, t’avoir malgré toi ! c’est-à-dire malgré ton amour pour un autre !… Aussi je ne te cacherai pas plus longtemps mon opinion : ton Athanase, il me dégoûte !… » Cette déclaration sembla produire un excellent effet sur l’esprit d’Ivana. « Mon Dieu !… puisque nous ne sommes pour rien dans sa mort, fit-elle, ce que tu me dis là, petit Zo, me console un peu de l’avoir trompé et de lui avoir soustrait un prisonnier qui lui était plus précieux que moi-même !… »
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