Les Aventures de Rouletabille

| III - Les comitadjis

 

 

 

 
Le lendemain matin la petite troupe continua de s’enfoncer vers le sud-est.
 
Athanase marchait tantôt très en avant de la bande et tantôt en arrière.
 
« Il me semble que nous nous éloignons bien de l’armée, dit Rouletabille.
 
– Je vous ai donné ma parole que nous la retrouverons à temps, répliqua Athanase.
 
– Et Gaulow ! lui cria la voix gutturale d’Ivana.
 
– Nous le retrouverons aussi, Ivana !… mes cavaliers m’ont quitté pour faire de la bonne besogne… Quand ils auront des nouvelles sûres de Kara-Sélim, ils me les feront savoir… tranquillisez-vous !… »
 
Elle cingla sa bête et prit de l’avance, sans répondre. Soudain l’attention de Rouletabille fut attirée par une figure qu’il n’avait pas encore vue. Ce nouveau personnage avait dû rejoindre les muletiers à la première heure du jour. C’était un vieillard qui frappait par un certain air de majesté, bien qu’il fût habillé de haillons et qu’il marchât la tête basse et comme plongé dans un rêve… Rouletabille se rapprocha d’Athanase :
 
« Qui est-ce ? demanda-t-il.
 
– C’est le bonhomme Cyrille, célèbre pour ses malheurs.
 
– Il a l’air en effet très malheureux, dit Rouletabille.
 
– Non, maintenant, la joie l’habite… Il a pu s’échapper des prisons d’Anatolie, et est revenu dans le pays qu’il n’avait point revu depuis la guerre de l’Indépendance.
 
– Et pourquoi vient-il avec nous ?
 
– Parce que, répliqua d’une façon assez mystérieuse Athanase… parce qu’il y a des raisons pour qu’il vienne avec moi… »
 
Mais il ne s’attarda pas à l’effet produit par ces dernières paroles et continua :
 
« Voilà un homme !… On peut le dire : un homme qui a vu le monde dans sa jeunesse, qui a vécu en Bessarabie, à Odessa, à Galatz, à Bucarest, enfin à l’étranger, et qui est revenu dans sa patrie quand il a eu compris pour quoi l’homme est né, c’est-à-dire pour la liberté. Il a travaillé jadis avec Levisky à l’organisation d’un comité révolutionnaire et, pour être libre dans ses actions, il a tué sa femme qui s’opposait à ses manifestations patriotiques. Enfin, il a connu mon père, qui, lui aussi, était un de ces hommes…
 
– Vous devriez le faire monter sur une de nos mules…
 
– Non, les mules sont déjà trop chargées, et puis, du reste, nous voici arrivés…
 
– Où ?… »
 
Athanase répondit singulièrement :
 
« Dans un endroit qui vous intéressera… vous pourrez faire ensuite un bel article… N’êtes-vous pas venu chez nous pour cela ?… »
 
Et, comme on débouchait dans une clairière, au bord d’une sombre forêt de pins, un geste d’Athanase arrêta les muletiers…
 
Et voici ce que vit Rouletabille :
 
Le bonhomme Cyrille était tombé à genoux, à l’aspect d’un village, que l’on apercevait, en contrebas, à travers les branches. Avec quelle émotion il semblait revoir, après tant d’années de prisons turques, cet amas de pauvres masures aux soubassements de pierre jaunâtre, aux clayonnages enduits de chaux, aux toits en terrasse ! Un peu plus loin, il y avait un misérable pont de bois jeté au travers du torrent. Soudain, il s’arracha à cette contemplation et se leva, en apercevant un vieillard courbé par les ans comme lui-même et qui gravissait péniblement la côte un fusil sur l’épaule.
 
« Ivan ! » s’écria-t-il.
 
À cette voix, l’autre s’approcha avec précaution. Il ne reconnaissait point cette figure, mais Cyrille se nomma et les deux vieillards tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
 
« Celui-là, fit Athanase, est Ivan, le charron, qui a connu aussi mon père. »
 
Et il donna des détails sur Ivan avec une grande volubilité et une jubilation évidente.
 
La caractéristique d’Athanase, que commençait à démêler Rouletabille, était dans cette opposition continuelle d’une sournoiserie qui lui venait de son long métier d’espion et d’une franchise soudaine où se manifestaient avec éclat ses sentiments jusqu’alors les plus cachés. Ensuite, Athanase conversa à voix basse avec les deux vieillards qui saluèrent les voyageurs et disparurent bientôt derrière les troncs noirs de la forêt desséchée. Athanase attendit quelques minutes, puis il dit aux jeunes gens :
 
« Maintenant, suivez-moi en silence et vous n’aurez pas perdu votre temps si vous avez de vrais cœurs d’homme. »
 
La singularité avec laquelle Athanase s’exprimait, la lumière qui brillait dans ses yeux et sur son front avaient frappé le reporter.
 
« Que veut-il dire ? Nous ne l’avons jamais vu ainsi… faisait La Candeur, peu rassuré.
 
– On dirait un apôtre, dit Rouletabille.
 
– Moi, je n’aime pas les apôtres, répliqua l’autre.
 
– Je parie qu’on va voir quelque chose de rigolo », dit Vladimir. Ivana se taisait.
 
Ils suivirent Athanase au plus profond de la forêt, en s’éloignant sur la gauche du village que l’on apercevait encore par instants au bas du coteau.
 
Quand ils furent arrivés dans une sorte de ravin, Athanase les fit se tenir tranquilles, immobiles et muets. Ils n’attendirent pas longtemps. D’abord se montrèrent une demi-douzaine de chasseurs bulgares qui paraissaient équipés pour aller tuer le gros animal. Au milieu d’eux, il y avait un jeune homme aux joues écarlates qui semblait fort timide et entre les mains de qui on avait mis un drapeau brodé de mots slaves qui signifiaient : « La liberté ou la mort ! »
 
L’un des chasseurs, après avoir parlé à Athanase, monta sur un roc et siffla d’une certaine façon. Tous gardèrent dès lors le plus grand silence, jusqu’au moment où une sorte de pope parut, sortant d’un buisson. Athanase s’inclina et tous s’inclinèrent devant le pope qui considéra quelque temps Rouletabille et sa troupe, et qui finit par sourire en montrant des dents éclatantes. Ce pope avait à sa ceinture pastorale un crucifix et deux énormes pistolets et un magnifique cimeterre qui datait au moins du sultan Selim. Il s’appelait Goïo. Vladimir traduisait à Rouletabille tous les propos échangés, d’où il résultait qu’une grande joie s’était déjà répandue dans le village à la nouvelle que les armées avaient passé la frontière. Entre les comitadjis, il était aussi question d’un certain Dotchov dont le nom semblait faire bouillir toutes les cervelles et aussi d’un certain « pré des porchers » dont les termes : svinartka lenki, revenaient à chaque instant dans la conversation comme un leitmotiv.
 
La petite troupe grossissait sans cesse ; il arrivait des Bulgares de partout, on aurait dit qu’ils sortaient de terre, qu’ils tombaient des arbres.
 
Le pope Goïo s’agitait au milieu d’eux et, pour mieux se faire entendre, parlait en agitant le crucifix d’une main et l’un de ses pistolets de l’autre.
 
Ce brave ecclésiastique avait une façon spéciale de catéchiser les fidèles. Il demandait au jeune homme qui portait le drapeau et qui était un néophyte :
 
« Combien as-tu l’intention de tuer de Turcs ? Combien as-tu fabriqué de cartouches ? Si tu en as fait moins de trois cents, tu n’auras pas la communion. As-tu bien graissé tes armes ? préparé des biscuits ? »
 
Et comme on riait autour de lui, il déclara en se tournant vers la troupe :
 
« C’est comme ça que je confesse depuis deux mois !
 
– Quand nous aurons affranchi la Thrace, nous te ferons exarque ! s’écria Ivan le Charron…
 
– Il y en a déjà un à Constantinople ! répliqua-t-il. Deux soleils ne peuvent exister en même temps. Mais que le diable emporte celui qui m’a fait pope ! »
 
Là-dessus, il tira de sa poche un morceau d’étoffe blanche qu’il suspendit à son cou, à quoi on reconnut que c’était un rabat ; il prit le sabre sultan Selim d’une main, montra le Christ de l’autre, cependant qu’il avait encore un pistolet sous un bras, et expliqua d’une voix tonnante, au néophyte, la sainteté du serment. Le néophyte jura. Tous jurèrent et s’écrièrent :
 
« Enfin le sang versé en Thrace va être vengé ! »
 
Après cela Athanase prononça quelques paroles qui obtinrent un gros succès et il dit :
 
« Maintenant, allons au pré des porchers ! »
 
Tous répétèrent dans leur langue : « Allons au pré des porchers ! »
 
Toute la bande se mit en branle en agitant des armes. Seul, Athanase, qui venait le dernier, affectait un grand recueillement.
 
« À quelle comédie allons-nous ? » se demandait Rouletabille.
 
Ivana suivait les événements, avec une trompeuse indifférence.
 
Vladimir répétait :
 
« Vous allez voir que ça va être rigolo ! »
 
La Candeur tirait prudemment son cheval par la bride, car on passait par des chemins peu ordinaires pour arriver au « pré des porchers ». Enfin on l’atteignit, ce fameux pré. Il était assez éloigné du village et dans un endroit sauvage et lugubre, dominé par des collines abruptes. Un torrent faisait entendre sa méchante musique entre une double rangée d’arbres qui, penchés au-dessus de la rivière, l’un vers l’autre, avaient l’air de se raconter des histoires épouvantables qui les faisaient frissonner. Un pont était là que tous traversèrent en silence et l’on s’arrêta sur l’autre rive, sous les arbres.
 
« Nous camperons ici, dit Athanase à Rouletabille. C’est là que j’ai affaire.
 
– Quelle affaire et pourquoi tous ces gens-là nous ont-ils accompagnés ?…
 
– C’est parce qu’ils veulent nous offrir à souper et se réjouir avec nous de la bonne besogne qui se prépare. »
 
Et il se tourna vers les autres et cria avec exaltation et dans la langue bulgare :
 
« Regardez, voilà les femmes qui arrivent avec les agneaux, et les porchers avec les porcs… Mais voici le maître du pré des porchers, le nommé Dotchov lui-même, qui est, ma foi, comme vous voyez, un vieillard très respectable. Encore un qui a vu la guerre de l’Indépendance et qui a connu mon brave homme de père. Dotchov est accompagné de son bon ami Ivan le Charron. Ils ont combattu autrefois ensemble, se préparent à de nouvelles batailles et peuvent se réjouir de compagnie avec nous. Avancez, avancez, vieillards respectables !… »
 
Vladimir, en traduisant les discours bulgares d’Athanase, ne pouvait s’empêcher de répéter à Rouletabille :
 
« Qu’est-ce qu’il prépare ? Ça ne va pas être ordinaire, cette affaire-là ! Le plus fou me paraît Athanase… Regardez, regardez comme il est aimable avec ce vieux Dotchov, qu’il met au centre, à la place d’honneur et cependant il le regarde avec des yeux qui tuent. »
 
Pendant ce temps, on avait allumé les feux et les agneaux étaient préparés à la heidouk, c’est-à-dire avec leur peau, tout entiers, dans les trous chauffés comme un four de boulanger. Et les femmes venues du village, commençaient de danser le choro, au son de la gaïda.
 
« Tu vois, mon vieux camarade, comme nous sommes gais, disait Ivan le Charron au vieillard Dotchov, lequel, assis à la turque, au centre de la bande, semblait présider à la fête.
 
– Pourquoi ne tue-t-on point mes cochons ? fit Dotchov ; je les ai fait amener par mes porchers pour qu’ils engraissent la fête.
 
– C’est Athanase qui ne veut pas, répondit Ivan le Charron. Je lui en ai demandé la raison ; il m’a répondu qu’il ne les trouvait pas encore assez gras pour une fête pareille !…
 
– Mais de quelle fête, au fond, s’agit-il donc ? demanda encore Dotchov.
 
– Demande-le à Athanase ! demande-le à Athanase !… »
 
Athanase, appelé, répliqua :
 
« On te le dira au raki. Mais avant tu nous raconteras une histoire du temps où tu fabriquais avec mon père des canons en bois de cerisier !
 
– Oui, oui ! fit Dotchov. Ah ! nous en avons fait de toutes sortes avec ton père. On fabriquait des canons avec ce qu’on pouvait et on allait chanter dans les villages : « Lève-toi, lève-toi, héros du Balkan ! » Ton père chantait bien…
 
– Et ma mère aimait la soupe aux choux ! Mais les cochons préféraient les oreilles de mon père !
 
– Évidemment ! évidemment ! acquiesça Dotchov, troublé à cause de la façon forcenée dont cet Athanase avait dit cela… évidemment, c’est grand dommage que les cochons aient mangé les oreilles de ton père !… Mais tu ne devrais pas me regarder comme ça. Tu sais bien que je ne pouvais rien faire pour les en empêcher !… Et puis, après tout, reprit Dotchov, en secouant sa noble tête de vieillard, et en levant les bras au ciel, je ne sais pas pourquoi on me reparle de cette affaire-là !… Elle m’a assez empêché de dormir !… et pourquoi Ivan le Charron m’a entraîné jusqu’ici !… et pourquoi vous m’asseyez en face du pont du pré des porchers !… Tout ça n’est pas gai pour quelqu’un qui a souffert ce que j’ai souffert !… Vous pourriez bien me laisser mourir tranquille sans me rappeler tout ça !… J’ai eu assez de chagrin de la mort de ton père ! Demande à Ivan le Charron ! j’en ai pleuré pendant des jours et des jours et j’en ai dit aux bachi-bouzouks !… Allons, soyons raisonnables et mangeons !…
 
– Nous allons manger, répondit Athanase, mais nous attendons encore un convive.
 
– Qui ?
 
– Regarde là-bas, celui qui s’avance vers le pont…
 
– C’est un vieux mendiant qui n’est pas du pays, je ne le connais pas…
 
– Si… si… tu le connais… mais il revient de si loin… de si loin… Heureusement que je l’ai trouvé sur ma route, sans quoi il n’eût point retrouvé son chemin… et je l’ai invité pour ce soir, persuadé que nulle rencontre ne te serait aussi agréable, vieux Dotchov !…
 
– Sur la Sainte Vierge, je ne le reconnais pas… Dis-lui qu’il approche. »
 
Alors Athanase s’en va chercher le mendiant et le ramène par la main, jusqu’au vieux pont du pré aux porchers. Certainement, au fond des prisons d’Anatolie, le mendiant avait pensé ne plus le revoir, ce pont mémorable, fait de deux planches et d’une traverse pourrie. Par la main, Athanase amène donc le vieillard en haillons devant l’aimable et vénéré Dotchov, qui cligne des yeux :
 
« Non, non, je ne le reconnais pas !
 
– Tu ne reconnais pas le bon Cyrille, célèbre pour ses malheurs ? »
 
Dotchov, à ces mots, se leva terriblement pâle ; cependant il eut la force de serrer sur son cœur le loqueteux avec la joie d’un père retrouvant son enfant.
 
« Dieu soit loué ! Cyrille, je te retrouve. On te croyait mort ! Et je t’ai pleuré longtemps, fidèle compagnon de ma jeunesse… »
 
Dotchov se rassied, car ses vieilles jambes n’ont plus la force de le supporter après une émotion semblable !
 
« Mais parle ! parle ! dit-il à Cyrille. Raconte-nous ton histoire. Tu as donc échappé, toi aussi, aux bachi-bouzouks ? Je croyais qu’ils t’avaient fusillé, ce jour maudit…
 
– Est-ce le moment de parler ? demanda Cyrille à Athanase.
 
– Après le mouton… » dit Athanase.
 
Alors Athanase fait servir le mouton. Le pope Goïo s’est tranché un morceau avec le cimeterre du sultan et le dévore après un rapide signe de croix orthodoxe. Dotchov a fait une place près de lui à Cyrille, célèbre pour ses malheurs. Et, en dépeçant la viande odoriférante, avec leurs doigts, ils se renvoient vingt anecdotes du temps qu’ils couraient les grands bois du Balkan et de l’Istrandja pour échapper aux bachi-bouzouks.
 
Enfin, il y eut une distribution de raki ; les filles qui dansaient le choro s’arrêtèrent et la gaïda se tut.
 
« Voilà le moment ! Voilà le moment ! » disait Vladimir en poussant Rouletabille au premier plan…
 
Rouletabille s’étonnait :
 
« Ces Bulgares paraissent tout à fait chez eux. Où sont les autorités turques du village ? Ils ne les craignent donc pas ?
 
– Non, répliqua hâtivement Vladimir, les autorités sont mortes. Ils ont tué hier le kouet, et cinq zaptiés. Ils sont maintenant chez eux, entre eux, et tous prêts, hommes, femmes, enfants, à prendre la montagne. Ce soir, avant de quitter le village, ils doivent le brûler pour ne pas laisser cette besogne aux Turcs… du moins c’est ce que j’ai compris, car j’ai voulu savoir pourquoi ils étaient si gais… Mais écoutez !… écoutez !… c’est maintenant que l’affaire d’Athanase commence !… Oh ! regardez Athanase !… »
 
En effet, debout derrière le pope, Athanase, qui regardait le vieillard Dotchov, était épouvantable à voir. Ah ! c’était une belle tête d’animal qui a faim et qui surveille sa proie !
 
On faisait cercle autour de Cyrille qui allait raconter une histoire de la guerre de l’Indépendance et qui s’essuyait la moustache et se libérait la bouche.
 
« D’abord, commença-t-il, tu te rappelles, Dotchov, qu’un orage épouvantable s’était élevé la nuit dans la montagne et que le vent s’était engouffré dans la masure où Ivan le Charron et le père d’Athanase et moi nous nous étions réfugiés pour fuir les bachi-bouzouks après la dispersion des comitadjis. Ce vent s’était si bien engouffré par le trou qui donnait issue à la fumée que le foyer fut renversé, bouleversé et que le feu prit à la masure. Il fallut l’évacuer et passer la nuit sous la pluie et la grêle. Puis trois bergers vinrent nous trouver sous un bouleau et, après nous avoir nourris et réchauffés, nous engagèrent à gagner un autre chalet où nous trouverions l’hospitalité. Nous avons suivi le lit du torrent, tu te rappelles, et l’eau glacée nous faisait frissonner… tu te rappelles… tu te rappelles ?
 
– Comme si c’était hier, fit l’autre vieillard en hochant la tête et en frissonnant comme s’il était encore dans l’eau… c’est là que je suis tombé dans un trou à truites et que j’ai failli me noyer…
 
– Justement, mais on n’a pas toujours pu suivre le lit du torrent ; et alors l’empreinte de nos pas nous a dénoncés aux bachi-bouzouks… cela très clairement.
 
– Très clairement ! c’est ce que j’ai toujours dit…
 
– Plus loin, on a fait la rencontre d’un ours.
 
– Ah ! oui, l’ours… je vois l’ours.
 
– Il cherchait des œufs de fourmi et il était étonné de nous voir.
 
– Je me rappelle… tout à fait étonné…
 
– Ah ! ah ! s’écria Ivan le Charron, en se rapprochant… l’ours… je lui ai jeté un bâton dans les jambes et il a été bien attrapé… On ne pouvait pas tirer dessus, tu penses !…
 
– Enfin on a fini par arriver au chalet… Le berger Neia nous avait accompagnés… Rappelle-toi… rappelle-toi, Dotchov…
 
– Oui, oui ! Neia ! le berger Neia ! nous en avons souvent parlé avec Ivan. Pauvre Neia !
 
– On peut le plaindre… En arrivant au chalet, Neia s’était enfoncé une épine dans le pied ; ça, il faut s’en souvenir.
 
– Oui, oui…
 
– Même qu’il nous a dit qu’il n’avait pas de chance… que les Turcs lui avaient donné plus de vingt-cinq fois la bastonnade, qu’ils l’avaient fait agenouiller cinq fois, pour lui couper la tête… et qu’ils l’avaient dépouillé quinze fois de tout ce qu’il possédait… Mais il était surtout tourmenté d’être allé si peu à l’église… et le père d’Athanase lui dit alors : « Console-toi, Neia, après une telle vie tu pourras passer aisément saint et martyr ! » Et il répondit : « Surtout avec mon épine dans le pied ! » Or tu te rappelles ce qui est arrivé à cause de cette épine ?
 
– Ma foi, non, Cyrille…
 
– Eh bien, il faut t’en souvenir… C’est à cause d’elle que Neia n’a pu aller aux provisions au village et qui est-ce qui s’est risqué du côté du village ? c’est toi, Dotchov !
 
– Bien sûr ! Il fallait bien que quelqu’un se dévouât…
 
– Sûr, ça ne pouvait être le père d’Athanase dont la tête avait été mise à prix : 10 000 piastres !…
 
– Oh ! je me rappelle, j’ai rapporté du lait, du pain et du tabac !
 
– Et tu étais gai et tu t’es mis à chanter en fumant ton chibouk parce que, disais-tu, le danger était passé et que tu apportais d’heureuses nouvelles : les bachi-bouzouks avaient abandonné la montagne et la route était libre vers le nord-ouest. Et puis la Serbie entrait en campagne et la Russie arrivait. Enfin ! nous avions tout pour nous !… Seulement, il fallait aller rejoindre les combattants. Le lendemain, nous sommes partis d’un pas allègre ; nous laissions le berger derrière nous, sans nous douter de rien.
 
– Oui, c’est Neia qui nous a trahis, je l’ai tué de ma propre main, fit Dotchov, à la première occasion.
 
– On doit, en effet, tuer les traîtres, Dotchov… On se mit donc en marche. En tête, comme toujours, venait le père d’Athanase qui était un fier homme, puis Ivan le Charron, puis moi, Cyrille, toi, Dotchov. Tu marchais le dernier, mais c’est toi qui nous disais par où il fallait passer, et c’est ainsi que nous arrivâmes devant le pré aux porchers, dont nous étions séparés par le torrent… Alors, tu as crié à Athanase, père de l’Athanase que voici :
 
« Il faut aller de l’autre côté si nous ne voulons plus rencontrer de bachi-bouzouks ! Il faut traverser la passerelle ! » Est-ce vrai ?… Cette passerelle-là du pré aux porchers ! Est-ce vrai, Dotchov ?
 
– Mais bien sûr que c’est vrai !… Ivan est là pour le dire aussi bien que toi… je n’ai jamais donné que de bons conseils…
 
– La passerelle paraissait neuve, elle était composée de deux poutres et d’une traverse ; nous nous y engageâmes ; mais elle céda tout de suite sous nos pas, et toi, qui étais le dernier, tu pus facilement t’en tirer, car tu t’es sauvé aussitôt, d’une façon effrénée, derrière un gros tronc d’arbre qui gisait à quelque distance.
 
– Certainement, je me sauvais parce qu’on tirait des coups de fusil… Est-ce vrai ?…
 
– C’est vrai… nous n’avions pas plus tôt mis le pied sur cette passerelle que plus de vingt coups de fusil partaient d’un bois voisin… Le commandement de feu avait été donné en langue turque. Les bachi-bouzouks nous avaient heureusement ratés. Ivan parvint à s’enfuir ; moi, j’avais glissé dans les eaux froides ; les balles sifflaient toujours. Qu’était devenu Athanase ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Je parvins cependant à sortir de l’eau, à me jeter dans un taillis. Jamais de ma vie je n’avais eu si peur. Je me croyais sauvé. Je fis mes prières. Ce n’est que vingt-quatre heures plus tard que les bachi-bouzouks m’ont remis la main dessus. Que faisais-tu pendant ce temps-là, Dotchov, que faisais-tu ?…
 
– Moi, je m’étais terré comme un lapin, répondit sans trouble apparent le vieillard, dans un trou de grotte où je me trouvais aussi bien que dans un cabaret valaque, mais d’où, hélas ! j’ai assisté à la mort du pauvre Athanase. Ce sera le plus grand chagrin de ma vie…
 
– Raconte, Dotchov, comment Athanase est mort…
 
– Il est mort comme je vais vous dire, et cela sur saint Georges et les saints, ce fut tel que voilà : Athanase, qui était tombé dans le torrent, réussit lui aussi à en sortir sans être vu des bachi-bouzouks et il grimpa devant moi dans un grand hêtre…
 
« Tous ceux qui étaient là montrèrent le hêtre sur l’autre rive, en disant :
 
« – Ce hêtre-là… ce hêtre-là !… »
 
« Comme vous voyez, reprit le bon Dotchov, l’arbre est très haut ! Bien caché, Athanase pouvait attendre le moment propice à sa fuite. Les bachi-bouzouks, furieux, battaient le pré aux porchers, la campagne, les bois, le ravin… Le malheur voulut que l’un d’eux revint avec son chien et ce chien alla tout de suite à l’arbre. Le chien se mit à aboyer. Les bachi-bouzouks levèrent la tête et aperçurent Athanase. Ils se mirent à tirer dessus comme sur une corneille et bientôt Athanase bascula et vint s’écraser au pied de l’arbre. Le malheur voulut encore que l’un des porchers vînt à passer avec deux porcs. Les bachi-bouzouks coupèrent les oreilles d’Athanase et en donnèrent une à dévorer à chaque porc… puis, comme la nuit venait, ils s’en allèrent après avoir dépouillé le cadavre.
 
« Moi, je me glissai jusqu’à la dépouille de mon ami et l’enterrai comme je pus en creusant la terre avec ma baïonnette. Ainsi est mort Athanase, père de l’Athanase que voici !
 
– Dotchov, Dotchov, fit la voix grave et profonde du mendiant Cyrille. Tout cela est tout à fait exact, car moi aussi j’ai vu comment les choses se sont passées !
 
– Où étais-tu donc ? demanda Dotchov, inquiet.
 
J’étais dans l’arbre, avec Athanase ! »
 
Dotchov se dressa à demi sur ses coussins, comme s’il était soulevé par une force intérieure qui le poussait vers Cyrille, dont il ne pouvait plus détourner le regard. Ses lèvres tremblantes essayèrent de laisser glisser quelques paroles, mais ceux qui l’entouraient n’entendirent qu’un souffle rauque pareil à celui qui précède le râle de la mort. Au même moment, le pope qui était derrière Dotchov pesa sur ses épaules et le fit retomber à sa place ; puis, mettant une main sur la tête du lamentable vieillard, il prononça :
 
« Nous sommes dans la main de la mort ! La mort est comme le pêcheur qui, ayant pris un poisson dans son filet, le laisse quelque temps encore dans l’eau ! Le poisson nage toujours, mais il est dans le filet et le pêcheur le saisira quand il lui plaira.
 
– Continue, Cyrille, fit la voix glacée d’Athanase fils.
 
– Oui, j’étais dans l’arbre avant qu’Athanase s’y fût lui-même réfugié, continua Cyrille. J’avais réussi, comme lui, à me cacher dans les branches du hêtre, mais personne n’en sut rien et quand Athanase fut tombé, on me laissa bien tranquille et je pus voir et entendre sans danger. Or voici ce que je vis et entendis :
 
« Dotchov sortit de sa cachette et rejoignit les bachibouzouks qui l’appelaient. Dotchov reprocha aux bachibouzouks d’avoir donné à manger les oreilles d’Athanase, père d’Athanase, aux cochons du pré des porchers. Les autres rirent et lui demandèrent :
 
« – Dis-nous, vieux drôle, quand tu leur as dit de prendre le chemin de la passerelle, les giaours du comité n’ont rien soupçonné ?
 
« Et Dotchov a répondu :
 
« – Rien du tout, ils étaient si contents qu’ils m’auraient suivi au bout du monde ! »
 
À ces paroles de Cyrille, la foule qui entourait Dotchov fit entendre des paroles de mort et Dotchov, voyant que tout était perdu, se mit à genoux et se cacha la tête dans les mains.
 
Le pope dit :
 
« Toute la montagne a des yeux et des oreilles pour les traîtres, mais les traîtres n’auront plus ni yeux ni oreilles !
 
– De mon hêtre à la passerelle maudite, fit Cyrille, il y a à peine cent pas. J’entendais tout ce qui se disait. Ils se félicitaient d’avoir fait construire cette passerelle pour attirer l’apôtre dans le piège où il devait succomber. Dotchov est un traître qui nous a livrés sans vergogne à nos plus cruels ennemis, les ennemis des comités. Je suis revenu du fond des prisons d’Anatolie pour vous dire cela à tous et le lui dire, à lui. Dotchov, prie l’âme de saint Georges de te pardonner ! »
 
Dotchov retira alors ses mains de son visage et Rouletabille put voir qu’il était inondé des larmes du repentir.
 
« Georges, pardonne-moi, pria Dotchov, j’ai péché. Prie Dieu pour mon âme noire. »
 
Et en disant ces mots il baisait la croix que lui tendait le pope et frappait la terre de son front.
 
Il ne tremblait plus ; sa figure s’était éclairée.
 
« Pendant des années sans nombre, j’ai été un homme perdu ; je ne pouvais plus dormir. Maintenant, il me semble que je me suis confessé et que j’ai communié. Battez-moi si vous voulez et tuez-moi ; je l’ai mérité… »
 
Alors, Athanase fit un signe et les porchers amenèrent les deux cochons qui avaient besoin d’être engraissés.
 
« Si tu veux mon sabre, dit le pope à Athanase, prends-le, moi je tiendrai la tête de cet homme pendant que tu lui couperas les oreilles…
 
– Je n’ai point besoin de ton sabre, révérend père, répondit Athanase. Les porcs mangeront les oreilles de Dotchov « vivantes » !
 
– Très bien, fils, je comprends, répliqua le pope. Ça n’est pas mal ce que tu as trouvé là ! »
 
Mais Dotchov aussi avait compris et il poussait des cris désespérés, se frappant la poitrine, disant qu’il avait mérité la mort, mais pas un supplice pareil.
 
« Jamais, affirmait-il sur saint Georges et sainte Sophie, jamais il n’aurait livré les fugitifs si les bachi-bouzouks ne l’avaient supplicié lui-même, passé les pieds au feu, ce qui lui avait fait accepter et promettre tout, mais la mort dans l’âme ! La confession, ajoutait-il, a délivré mon âme du poids du péché… j’ai le droit de mourir en paix ! »
 
Il eut beau dire et se débattre, Ivan le Charron d’un côté et Cyrille le Mendiant de l’autre l’entreprirent si bien qu’un des cochons que l’on avait approché put lui saisir une oreille et, avec un effroyable grognement, tirer cette oreille à lui après avoir refermé l’étau de son horrible mâchoire. Dotchov hurlait, comme on doit hurler en enfer et Athanase, impassible, regardait.
 
Quant à Rouletabille et à La Candeur, ils s’étaient enfuis avec épouvante de cette scène de sauvagerie ; mais ils furent presque immédiatement arrêtés dans leur retraite par des clameurs inattendues.
 
La nuit était venue depuis longtemps et ils virent des ombres qui couraient follement à la lueur des feux, autour du torrent. Ils comprirent que, grâce aux ténèbres, Dotchov, dans un suprême effort, avait échappé à ses bourreaux et était allé, comme les comités de jadis, chercher un refuge du côté du ravin.
 
Alors ils se rapprochèrent pour voir ce qu’il allait advenir du malheureux vieillard.
 
Dotchov semblait avoir pris de l’avance, et, au plus loin du camp, presque au fin fond de la nuit, les Bulgares s’appelaient avec des cris, se donnaient des indications rapides, haletantes, entremêlées de coups de feu qui faisaient briller les eaux du torrent.
 
À la lueur d’un de ces coups de fusil, Rouletabille reconnut Vladimir qui paraissait l’un des plus acharnés poursuivants, aux côtés d’Athanase.
 
« Ah ! il est plus Bulgare qu’eux ! jeta Rouletabille avec horreur.
 
– Quand je te dis, Rouletabille ! que nous ne comprendrons jamais ces gens-là et que nous ferions mieux de rentrer à Paris, bien sûr !… »
 
Tout à coup, il parut que les Bulgares avaient retrouvé la piste de Dotchov… Le camp se vida ; hommes, femmes, enfants, tous se précipitèrent dans la direction du village et toujours en tirant en l’air des coups de fusil et de revolver comme pour une fête joyeuse.
 
Il était vrai qu’ils avaient retrouvé Dotchov presque à l’entrée du village où il avait sa maison, dans laquelle il courut se barricader en appelant à l’aide ses serviteurs.
 
Vain et dernier effort. Athanase pénétra lui-même dans la maison d’où les serviteurs avaient fui, et, à la lueur d’un grand feu allumé sur la place, les reporters purent le voir traîner le vieillard sanglant à une fenêtre ; Dotchov, dont le visage n’était plus qu’un horrible mélange de chair et de sang, leva encore les bras au ciel, demandant grâce, mais Athanase lui fit sauter le crâne avec un gros revolver, puis il jeta par la fenêtre le cadavre à la foule qui le déchiqueta.[1]


[1] Nous devons à la vérité de dire que les comités ne sont pas toujours aussi impitoyables dans leur vengeance et que, dans une circonstance presque semblable, Zacharie Stoïanov, qui devait devenir président de la Sobranié, pardonna au repentir de son ancien compagnon.