Les Aventures de Rouletabille

| VIII - La prise de Kirk-Kilissé.

 

 

 

 

 
Pendant la nuit, les Bulgares s’étaient arrêtés dans leur victoire sur toute la ligne, depuis Demir-Kapou jusqu’à Petra et Gerdeli, estimant leurs succès suffisants dans les ténèbres et, du reste, s’attendant encore, ainsi qu’ils l’ont avoué depuis, à un retour offensif de la part de l’ennemi.
 
Ils ne se doutaient nullement de l’immense panique qui s’était emparée de l’armée turque.
 
À l’aurore, Rouletabille, voyant toujours Ivana en proie au sommeil le plus profond, se dirigea vers Akmatcha, qui était à quelques pas de là, pensant qu’il y trouverait La Candeur et Vladimir, auxquels il avait donné rendez-vous au bureau de poste. C’est là, en effet, qu’il les trouva, et dans quel état ! Ils étaient aussi lamentables, aussi écroulés que le bureau de poste lui-même. Ce n’était pas encore tout de suite qu’on allait pouvoir envoyer des dépêches !
 
Quant à La Candeur, il ne paraissait plus que le spectre de lui-même et il accablait sa poitrine de grands coups sourds comme font les pécheurs pénitents qui récitent avec une touchante ardeur leur mea culpa.
 
La Candeur s’accusait de la mort de Rouletabille et Vladimir avait grand-peine à le consoler. Ils avaient été séparés du reporter assez brusquement et ne l’avaient plus revu ; ils l’avaient cherché toute la nuit parmi les cadavres…
 
« Ah ! si je l’avais suivi plus vite, si j’avais été moins lâche, gémissait La Candeur, il serait encore en vie !… Je l’aurais défendu !… Je me serais placé devant lui !… Je serais mort à sa place !… Vladimir, tu ne sais pas tout ce que je dois à Rouletabille !… Dans mes reportages, c’est toujours lui qui m’a tiré d’affaire !… Sans lui, j’aurais été jeté à la porte du journal dix fois !… Je serais mort de faim !… Il m’a toujours défendu !… Il m’a toujours aidé… C’était un ami, celui-là !… Et moi je l’ai abandonné !…
 
– Pleure pas, dit Rouletabille, me voilà !… »
 
Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. La joie étouffait La Candeur… Tout à coup il se redressa en poussant un soupir effrayant :
 
« Malheureux ! s’écria-t-il, voilà ton mauvais génie qui revient ! Elle n’est donc pas morte, celle-là ! »
 
Rouletabille tourna la tête et aperçut Ivana. Il repoussa La Candeur en lui disant :
 
« Laisse-moi… tu ne m’aimes pas ! »
 
La Candeur chancela.
 
« C’est bien, c’est bien, fit-il, d’une voix sourde… s’il faut, pour t’aimer, aimer aussi celle-là, je l’aimerai !
 
– Alors, dit Rouletabille, veille sur elle comme tu veillerais sur moi…
 
– C’est entendu ! grogna l’autre.
 
– Je puis compter sur toi ?
 
– Je n’ai pas besoin de te le répéter… »
 
Ivana arrivait, en effet… Elle était hâve avec une flamme sombre au fond de ses yeux magnifiques, déguenillée, les cheveux tordus farouchement sur le sommet de la tête et retenus par une écharpe flottante ; elle avait passé un pantalon de fantassin que retenait à la ceinture la cartouchière. Elle avait son fusil sur le bras. Elle avait du sang à l’épaule. Elle était effrayante et belle.
 
Rouletabille voulut lui demander des nouvelles de sa blessure. Elle lui répondit :
 
« Les avant-postes viennent de recevoir l’ordre d’avancer ; venez-vous avec moi ? et elle gagna le chemin…
 
– Ah ! ça ne va pas recommencer ! » grogna La Candeur.
 
Rouletabille le regarda tristement :
 
« C’est bien ! c’est bien !… On y va !… » dit La Candeur.
 
Et le bon géant, baissant la tête, emboîta le pas à Ivana. Il avait toujours sa serviette sous le bras. Il produisait un étrange effet, sur le champ de bataille, avec cette serviette, sa longue redingote noire, le seul vêtement propre qui lui restât, et sa cravate blanche, car La Candeur ne mettait jamais sa redingote sans sa cravate blanche. Il eût pu passer pour un notaire chargé de recueillir les testaments…
 
Ils s’en furent vers Raklitza, le premier grand fort qui défendait, au nord-ouest, Kirk-Kilissé. Ils se trouvaient sur la ligne des premiers éclaireurs qui avançaient encore bien prudemment, car on s’attendait à ce que les forts ouvrissent le feu d’un moment à l’autre sur Karakoï et Karakaja.
 
Or, les forts ne tirèrent nullement et pour cause !… Ivana, La Candeur, Rouletabille et Vladimir furent les premiers à entrer dans le fort de Raklitza. Ils y trouvèrent simplement quatre pièces de gros calibre qui n’avaient pas brûlé une gargousse, leurs servants s’étant enfuis en même temps que les derniers éléments d’infanterie que les Turcs y avaient laissés !…
 
Ce furent les reporters qui avisèrent du fait les soldats et leur dirent qu’ils pouvaient avancer sans crainte. Les officiers ne voulaient pas le croire, mais il fallut bientôt qu’ils se rendissent à l’évidence !
 
En même temps, ils retrouvèrent devant eux, au fur et à mesure qu’ils approchaient de Kirk-Kilissé, tous les signes d’une indescriptible panique.
 
Partout étaient laissées sur le sol les traces de la déroute. Plus de cinquante pièces d’artillerie étaient restées embourbées dans les ornières jusqu’aux essieux, abandonnées par leurs attelages dont les traits coupés pendaient encore à terre… puis c’étaient des caissons épars, un amoncellement fabuleux de cartouches à obus, non tirés, les uns rouges (les shrapnells ordinaires), les autres jaunes (obus explosibles), qui paraissaient d’étranges et somptueuses fleurs écloses en une nuit dans ce champ farouche…
 
Plus de 10 000 mausers et des millions de cartouches avaient été également jetés sur les routes pour délester les voitures… des approvisionnements considérables… tout cela abandonné sans qu’on eût même pris la peine ni le temps de la destruction… tant on avait hâte de fuir !…
 
Les soldats du général Radko Dimitrief, à ce spectacle, poussaient des hourras !…
 
Quant aux reporters, de même qu’ils avaient été les premiers à entrer dans le fort, ils furent les premiers à pénétrer dans la ville. Ce fut Ivana qui en prit possession sans que personne, du reste, s’y opposât, car ils ne rencontrèrent personne. Ils passèrent entre les ouvrages militaires, les redoutes abandonnées… pas un soldat !… pas un visage humain !…
 
Les quelques habitants qui n’avaient pas fui s’en étaient allés de bonne heure, par une autre route, au-devant de l’ennemi, pour lui annoncer l’abandon de la ville et lui apporter des fleurs !…
 
Les jeunes gens parvinrent ainsi jusque dans le palais du gouverneur, au milieu d’un prodigieux silence…
 
Ils allaient de cour en cour, de salle en salle, n’avaient qu’à pousser des portes, retrouvaient partout les traces d’une fuite éperdue…
 
Et ils pénétrèrent, sans bien savoir comment, sans l’avoir cherché, par hasard peut-être, dans le cabinet même de Mahmoud Mouktar pacha, général en chef de l’armée ottomane en fuite.
 
Nous disions « peut-être », car enfin il se pouvait très bien que Rouletabille eût poursuivi ce hasard-là plus qu’il n’eût voulu l’avouer.
 
Il paraissait en effet s’intéresser beaucoup aux objets qui se trouvaient dans ce cabinet… Sur une table, il y avait des papiers, des cachets, de la cire… Fureteur, il jeta un coup d’œil sur tout cela… allongea la main, puis sembla réfléchir, ne prit rien et redressa vivement la tête à un bruit d’argenterie qui venait de la salle à côté.
 
Il y courut.
 
C’était Vladimir qui vidait un tiroir.
 
Il le gronda fortement, cependant que l’autre réclamait le droit d’emporter « un petit souvenir ».
 
« Mon Dieu, acquiesça Rouletabille, un petit souvenir, je veux bien ! Mais vous n’avez pas l’idée de vous faire monter en épingle de cravate ces cuillers à pot en argent et ces louches en vermeil ?… Venez par ici !… Regardez dans ce cabinet… Peut-être y trouverez-vous quelque objet sans valeur !… »
 
Vladimir alla tout droit au bureau… Il vit les papiers, les blancs-seings, les cachets…
 
Peu scrupuleux, il se jeta là-dessus, rafla le tout, malgré les protestations de Rouletabille :
 
« Malheureux, que faites-vous là ?…
 
– Ce que je fais là ?… répliqua tranquillement Vladimir. Mais simplement mon devoir… Si nous avons besoin un jour de « laissez-passer » et de blancs-seings pour nous promener parmi les armées turques, en admettant qu’il en reste encore, nous serons très heureux d’avoir la signature et le cachet du général en chef…
 
– Je ne vous dis pas le contraire, Vladimir, répondit en hochant la tête Rouletabille, mais il faut qu’il soit bien entendu que ceci s’est passé en dehors de moi… Moi, j’ai des responsabilités, je représente ici la presse française qui ne doit user que d’honnêtes procédés… Vous, vous êtes Vladimir de Kiew, vous pouvez prendre sur les tables et même dans les tiroirs tout ce qu’il vous plaît, ça n’étonnera personne !… Maintenant, allons-nous-en d’ici !… ajouta-t-il… Nous n’avons plus rien à y faire !… »
 
Les soldats du général Dimitrief apprirent donc que Kirk-Kilissé était tombé entre leurs mains, alors qu’ils s’apprêtaient encore à combattre.
 
Et c’est ainsi que les deux grands forts cavaliers de Raklitza et de Skopes, qui couvraient la ville au nord et qui étaient reliés entre eux par une série d’ouvrages en terre pour batteries de campagne et tirailleurs d’infanterie, ouvrages qui avaient été en leur temps fort appréciés par le général allemand von der Goltz, furent occupés par les Bulgares sans coup férir. L’armée turque s’était évanouie devant eux, et, si vite, qu’ils étaient fort embarrassés pour la poursuivre.
 
On avait perdu le contact, a raconté M. de Pennenrun. C’est alors que devant l’état de fatigue des troupes, les généraux Kenlentchef et Dimitrief et notre ami le général Dimitri Savof décidèrent d’un commun accord de suspendre leur mouvement en avant et d’attendre sur place les renseignements qu’allait sans doute leur procurer la division de cavalerie Nazlimof qu’ils venaient de lancer vers le sud, dans la direction de Baba-Eski.
 
Kirk-Kilissé fut donc envahi par les troupes, mais non mis au pillage. On y vint surtout pour dormir, car les soldats, exténués par cinq jours de marche dans un pays aussi accidenté que la région alpestre et par deux jours de combat, avaient besoin surtout d’un peu de repos !
 
Quant à nos reporters, ils cherchaient moins un lit qu’un bon déjeuner.