Les Aventures de Rouletabille

| V - Combat à mort entre Athanase Khetew et Gaulow et ce qui s’ensuivit.

 

 

 

 
La première préoccupation de Rouletabille fut de hâter la marche de la petite caravane pour rattraper Ivana qu’ils avaient tout à fait perdue de vue. Il se félicitait de la chance qui avait fait échapper la jeune fille aux irréguliers de l’agha, car il pensait bien que pour la fille du général Vilitchkov, les choses ne se seraient peut-être point passées de la même façon… Il voulait absolument rattraper Ivana avant le soir et se désolait de ne point voir réapparaître sa silhouette. Il bousculait La Candeur et Vladimir. Ah ! tout en détestant Ivana, il l’aimait encore !…
 
« Allons Vladimir ! Allons ! un peu plus vite ! à quoi penses-tu, mon garçon !…
 
– Je pense, monsieur, répondit le jeune Slave, je pense que ces gens n’ont pu être si bien renseignés sur ce que nous avons fait à Sofia, et sur notre arrivée dans l’Istrandja et sur mes quarante mille francs que par Marko le Valaque !…
 
– Encore !… s’écria La Candeur.
 
– Il n’aurait pas commis une pareille infamie !… dit Rouletabille.
 
– Bah ! ça le gênerait !… dit Vladimir.
 
– Il ne savait pas que tu avais une fortune sur toi, releva La Candeur.
 
– Si, il le savait. Il se trouvait en même temps que moi chez « ma tante ». Seulement on lui allongea vingt levas à lui, pendant qu’on m’en comptait quarante mille, à moi !…
 
– Diable ! fit Rouletabille… ça devient en effet intéressant… car, certainement, nous avons eu quelqu’un contre nous et autour de nous, dans l’Istrandja…
 
– C’est Marko le Valaque !… Je vous dis !… Il a voulu nous faire arrêter par les Turcs pour entraver nos correspondances ! et il nous a dénoncés !… Il aura envoyé une dénonciation anonyme aux autorités d’Andrinople ou de Kirk-Kilissé qui ont fait prévenir l’agha !… C’est clair comme le jour !…
 
– Voilà le soir qui tombe, et nous n’avons pas revu Mlle Vilitchkov… fit Rouletabille en pressant les flancs de sa bête…
 
– Que le diable emporte la demoiselle ! grogna La Candeur entre ses dents.
 
Kara-Selim y suffira !… fit tout bas Vladimir.
 
– Tais-toi !… s’il t’entendait, Rouletabille te tuerait… »
 
Soudain, ils entendirent des coups de feu, un bruit de bataille… et, à l’issue d’un étroit défilé, les reporters, Rouletabille en tête, aperçurent des flammes au-dessus d’un village. Rouletabille courait, courait ; les autres suivirent… et tous trois retrouvèrent à l’entrée du village Ivana qui semblait les attendre…
 
Elle leur ordonna de descendre de cheval et les fit pénétrer hâtivement dans une maison dont la façade devait donner sur la place centrale, ou qui, en tout cas, n’en était pas éloignée. Ils traversèrent, derrière elle, plusieurs pièces, en courant, trouvèrent un escalier, s’y engagèrent et furent bientôt sur une terrasse contre les garde-fous de laquelle ils s’écrasèrent pour ne pas être atteints par les balles qui pleuvaient sur la place, du haut de la mosquée. De là, aplatis comme ils l’étaient, ils ne pouvaient être vus mais étaient placés au premier rang pour voir. Ils ne virent d’abord que ceci : Athanase aux prises avec Gaulow !… cependant qu’autour d’eux, Bulgares et bachi-bouzouks se livraient un combat acharné.
 
Disons tout de suite que l’attitude de la jeune fille, en cette occasion, comme en beaucoup d’autres, parut de plus en plus louche à Rouletabille. Elle savait qu’Athanase était aux prises avec Gaulow et la farouche guerrière, l’ardente patriote qu’elle était consentait tout à coup à n’être que spectatrice du combat ! Elle n’allait pas aider Khetew !… Et elle attendait les jeunes gens à l’entrée du village pour leur faire suivre un chemin d’où ils pourraient voir le combat, mais qui les en éloignait, comme si elle avait peur d’un renfort pour Khetew !…
 
Enfin voilà un événement bien extraordinaire ! Dans une des premières rencontres que les siens, ses frères bulgares ont avec l’oppresseur turc, Ivana Vilitchkov se contente de regarder !… mais comme elle regardait ! Ce qu’ils voyaient, du reste, avait une véritable grandeur héroïque.
 
Dans la nuit commençante, éclairée par les flammes du minaret comme par un gigantesque flambeau, deux hommes, au milieu de la place, se livraient un combat furieux. Ils étaient le centre et le pivot d’une lutte acharnée. Autour d’eux, soldats bulgares et bachi-bouzouks se fusillaient, se déchiraient, se taillaient en pièces. Il y avait cinquante engagements partiels, mais on ne voyait que celui-là ! Les deux héros, Gaulow et Athanase, étaient montés sur des chevaux qui semblaient animés de la même haine que leurs maîtres et qui les portaient l’un contre l’autre avec une furie sans égale.
 
Les deux bêtes et les deux chefs se heurtaient avec une rage qui paraissait devoir, en un instant, les anéantir. On s’attendait, après le choc qui faisait trembler le sol de la place, à ce qu’ils roulassent tous quatre pour ne plus se relever, et l’esprit restait confondu de les voir se dégager pour courir autour de cette arène de carnage et se retrouver avec une force nouvelle !
 
Les sabres tournaient autour des têtes et s’abattaient pour les faucher, mais les bonds prodigieux des montures sauvaient les cavaliers d’un coup funeste, ou un cheval se cabrait, formant bouclier, et c’était à recommencer ! On eût dit qu’ils étaient invulnérables tous deux, et tous deux ne cessaient de se frapper.
 
Ivana, haletante, regardait cette joute avec une passion qui touchait au délire.
 
Des interjections, des mots inarticulés, des phrases incompréhensibles s’échappaient de sa gorge râlante.
 
Dans son désordre, elle n’avait pas pris garde qu’elle avait saisi la main de Rouletabille et qu’elle la lui serrait avec plus ou moins de force suivant les phases du combat.
 
Mais quelle ne fut pas l’horreur dans laquelle Rouletabille fut plongé en constatant soudain que chaque pression de cette main fiévreuse, que chaque soupir de cette gorge haletante était pour Gaulow.
 
Oui, alors que Rouletabille et ses compagnons suivaient les péripéties de cette terrible passe d’armes avec une angoisse qui augmentait chaque fois qu’Athanase courait un danger plus grand, et avec un espoir qui s’exprimait par d’encourageantes exclamations chaque fois que ce dernier semblait prendre le dessus, Ivana, elle, partageait des émotions diamétralement opposées.
 
Quand Gaulow, sous un coup imprévu, semblait menacé, elle était prête à défaillir et c’est avec peine qu’elle retenait le cri de son allégresse quand on pouvait croire que tout était fini pour Athanase.
 
Soudain, comme le cheval de Gaulow venait de s’abattre, entraînant dans sa chute son cavalier, elle eut un sourd gémissement.
 
En un instant, Athanase, hors de selle, s’était jeté sur le pacha noir, le sabre haut.
 
Gaulow faisait des efforts inouïs pour se dégager de sa bête, mais il n’y parvint que dans le moment qu’Athanase l’abattait d’un coup terrible.
 
Le pacha noir tomba au milieu des cris de victoire des Bulgares, qui traînèrent sa dépouille au milieu de la place, cependant que les bachi-bouzouks, qui avaient décidément le dessous, s’enfuyaient de toutes parts.
 
La Candeur, Vladimir, Tondor s’étaient levés et applaudissaient au triomphe de leur champion ; mais Rouletabille était occupé à soutenir Ivana qui, sans force, quasi mourante, s’était laissée tomber dans les bras du reporter et tournait vers lui une figure désespérée.
 
« Ivana, lui dit Rouletabille, revenez à vous !… reprenez vos sens !… C’est sans doute la joie qui vous tue !… »
 
À cette parole fatale, la jeune fille eut un douloureux sourire et ne répondit rien…
 
Sur la place, il n’y avait plus de combat qu’autour de la mosquée, où quelques bachi-bouzouks s’étaient réfugiés et risquaient d’être brûlés vifs !… Aussi s’efforçaient-ils d’en sortir, cependant que les Bulgares, avec des cris de joie et de victoire, et tout aussi cruels que les Turcs, les rejetaient dans la fournaise…
 
« Allons féliciter Athanase !… s’écria La Candeur.
 
– Allez donc ! fit Rouletabille : Madame est souffrante, je reste près d’elle…
 
– Allez-vous-en tous ! pria Ivana… dans un souffle… ne vous occupez pas de moi… »
 
Or, dans le moment il y eut un curieux mouvement sur la place…
 
On vit tout à coup courir et se grouper les Bulgares ; ceux qui étaient descendus de cheval remontaient en selle avec une hâte fébrile… une sonnerie de clairon appela les retardataires… quelques coups de feu furent encore tirés çà et là, puis toute la troupe, avec Athanase Khetew, disparut… vida la place, abandonna le village pour la direction du nord.
 
« Qu’est-ce que ça signifie ? demanda La Candeur.
 
– Ça signifie, mon cher, que les Turcs ne doivent pas être loin et qu’ils reviennent en nombre !… répliqua Rouletabille… Allons ! oust ! sauvons-nous, s’il en est temps encore !… Un peu de courage, madame !… ajouta-t-il en se tournant vers Ivana… Il faut vous remettre d’une émotion aussi douloureuse !… »
 
Elle eut encore son sourire navré ; mais avec effort, elle s’était redressée… Il la vit pâle comme un spectre et titubante…
 
Rouletabille était bien aussi pâle qu’elle et il pensait :
 
« Comme elle l’aimait, ce bourreau de sa famille ! »
 
Et il la méprisait et la détestait et eût voulu lui faire du mal… Car il souffrait atrocement et elle n’avait même pas l’air de s’en apercevoir.
 
Elle ne pensait qu’au mort, qu’à ce grand corps noir ensanglanté qui avait été abattu par Athanase et que les soldats avaient emporté comme un trophée après l’avoir traîné hideusement autour de la place.
 
« Vite !… s’écria Vladimir… Voilà les bachi-bouzouks qui sortent de leur mosquée… Nous n’allons plus avoir affaire qu’à des Turcs… »
 
Mais il était trop tard pour partir…
 
Les Turcs étaient déjà là… Les bachi-bouzouks étaient revenus avec une troupe importante de réguliers qui reprenait possession du village avec des cris, des injures à l’adresse de l’ennemi en fuite.
 
Le commandant du détachement turc, qui tenait son quartier général à Almadjik, apprenant par les familles osmanlis qui avaient abandonné leur village, après avoir préalablement massacré les indigènes bulgares, que les escadrons de Stanislawoff avaient été vus dans cette région de l’Istrandja-Dagh et accouraient à marche forcée, avait rassuré toute la population : d’après ses renseignements personnels, il affirmait que toute l’armée bulgare était descendue à l’Ouest par la Maritza, sur Mustapha-Pacha, et allait concentrer son effort sur Andrinople ; donc les cavaliers aperçus par les populations de l’Est ne pouvaient être que des reconnaissances appartenant à l’extrême aile gauche de cette armée d’investissement, et les forces dont elles disposaient ne pouvaient être que peu considérables.
 
Et il avait envoyé deux compagnies dans le village, jugeant qu’elles seraient bien suffisantes pour faire tourner casaque à l’ennemi. Cette erreur du chef du détachement d’Almadjik fut renouvelée vingt-quatre heures plus tard par le pacha commandant les troupes de Kirk-Kilissé, lequel devait les faire sortir également du retranchement de la ville pour courir à un adversaire jugé sans importance… car, personne, en Turquie, comme nous l’avons dit, n’attendait la troisième armée par l’Istrandja-Dagh !…
 
Le village fut donc réoccupé, et si vite que les reporters n’eurent point le temps de sortir !…
 
Ils résolurent de se cacher et d’attendre la pleine nuit pour gagner la campagne ; c’est ainsi qu’ils descendirent précipitamment des terrasses, où ils s’étaient d’abord réfugiés, dans les caves où ils espéraient être plus en sûreté.
 
Ivana suivait Rouletabille comme une ombre… ses gestes étaient ceux d’une automate… En vérité, depuis la mort de Gaulow, elle semblait avoir perdu la raison… Quelquefois un étrange et désolé sourire apparaissait par instant sur cette face de morte quand Rouletabille lui parlait, et ajoutait à l’allure générale de démence qui frappait en elle…
 
Maintenant ils étaient terrés dans cette cave… et ils pouvaient espérer y passer quelques heures tranquilles jusqu’à l’arrivée du gros de l’armée bulgare quand, par les soupiraux qui donnent sur la place, ils aperçurent un mouvement qui les intrigua et bientôt les effraya… C’étaient toutes les familles osmanlis qui revenaient dans le village, persuadées qu’elles n’avaient plus rien à craindre, et se réinstallaient à domicile.
 
N’ayant pas trouvé de quoi se loger à Almadjik, elles s’étaient laissé facilement convaincre par les raisonnements optimistes du chef du détachement et s’étaient remises en route pour rentrer chez elles derrière les troupes.
 
La demeure abandonnée dans laquelle les reporters s’étaient réfugiés allait donc se trouver de nouveau occupée : ils pouvaient redouter d’être à chaque instant découverts. Or la première entrevue qu’ils avaient eue avec l’agha n’était point pour les encourager à avoir une confiance illimitée dans l’hospitalité turque, surtout depuis qu’ils savaient qu’ils avaient été dénoncés aux autorités comme des agents de Sofia.
 
Si on les fouillait, ils n’avaient sur eux que des laissez-passer bulgares et ils pouvaient être fusillés sur-le-champ, comme espions.
 
Le propriétaire de la bâtisse, l’une des plus importantes du village, fit bientôt son entrée dans la cour avec sa famille, ses femmes et ses domestiques. Ces gens étaient suivis des charrettes sur lesquelles ils avaient entassé leur mobilier… Ils passèrent une partie de la nuit à les décharger, cependant que, sur la place, les réguliers et les bachi-bouzouks devisaient en fumant et en buvant du raki autour de grands feux.
 
C’est en vain que nos jeunes gens essayèrent plusieurs fois de sortir… Ils n’avaient pas plus tôt risqué quelques pas dehors qu’ils étaient obligés de regagner leur retraite s’ils ne voulaient pas être découverts. Au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient, leur situation devenait plus tragique : ils n’attendaient plus l’armée bulgare avant la journée du lendemain et ils ne doutaient pas que, pour une raison ou pour une autre, leurs hôtes ne descendissent bientôt dans les caves.
 
« Si encore elles étaient pleines de vin ! » soupira La Candeur, qui ignorait les lois du Prophète et qui, depuis le donjon où il avait cru trouver la mort, s’efforçait, de temps à autre, à se donner des airs de bravache et affectait, par désespoir, de rire de tout… « Ça n’est pas plus désolant qu’autre chose de passer sa vie dans une cave quand elle est bien garnie… Ainsi, Rouletabille, rappelle-toi, dans Les Trois Mousquetaires, rappelle-toi Athos assiégé dans une cave, et le massacre de bouteilles qu’il faisait !…
 
– Mon pauvre La Candeur… dit Rouletabille, tu n’as vraiment pas de veine… je t’ai conduit dans un pays où le massacre des bouteilles est le seul qui soit défendu ! »
 
Et comme si l’événement voulait lui donner raison, des cris terribles montèrent tout à coup dans la nuit, au milieu d’un grand bruit de bataille.
 
Des coups de feu se faisaient entendre aux quatre coins du village et toute la soldatesque qui remplissait la place disparut en un instant, fuyant dans un désordre indescriptible, abandonnant armes et bagages.
 
« Ça ne peut être que les Bulgares qui reviennent, s’écria Vladimir ! nous voilà bons ! »
 
Et il était déjà prêt à se jeter dehors, mais Rouletabille le pria de se tenir tranquille…
 
En effet, bien que ce fût, comme il était à prévoir, une des colonnes de la troisième armée qui traversait le village, il était bien dangereux de se montrer à cette heure, où la rage des comitadjis qui avaient rejoint cette colonne et la fureur des soldats que leurs officiers étaient impuissants à retenir, anéantissaient tout, tuaient tout.
 
Des clameurs de mort, les cris des femmes et des enfants que l’on égorge allaient faire frissonner les reporters au fond de leur retraite…
 
Les Bulgares mettaient à sac les maisons et faisaient autant d’innocentes victimes que les Turcs eux-mêmes. Le sang payait le sang.
 
Sur la place de ce petit village, les reporters assistaient dès la première heure de la lutte à toute la guerre balkanique et à ses hideuses représailles. Du courage, de l’héroïsme et des atrocités !
 
Ils avaient vu les pauvres paysans bulgares assassinés par les Turcs ; maintenant, ils regardaient avec horreur les familles turques massacrées par les Bulgares.
 
Par les soupiraux de la cave, rien ne leur échappait de ce qui se passait sur la place où s’étaient réfugiés, derrière la porte à demi consumée de la mosquée, des femmes et des enfants. Les malheureuses victimes poussaient des cris déchirants et tendaient en vain des mains suppliantes… Les comitadjis qui, tous, avaient quelque membre de leur famille à venger, n’en épargnaient aucune. Longtemps Rouletabille et ses compagnons devaient être poursuivis par le hideux cauchemar de cette affreuse nuit. Misérable terre où depuis des siècles s’accumulaient tant de sujets de discorde ; les uns et les autres se la disputaient au nom de la justice et de la fraternité, prétendant chacun qu’ils avaient des populations asservies à délivrer !
 
« Eh bien, ils les délivrent tous ! exprimait avec une amère mélancolie le brave La Candeur… Oui, ils les délivrent de la vie !… Quand les Turcs ont passé et que les Bulgares sont partis, la population peut être tranquille, elle n’existe plus !… »
 
Et il conclut, étrangement prophétique : « Au fond, ces gens-là ont les mêmes goûts. Ils doivent être de la même race : ils ne sont pas faits pour se combattre, mais pour s’entendre !… »
 
Ivana s’était détournée pour ne point voir et Rouletabille constata même qu’elle se bouchait les oreilles pour ne pas entendre. Soudain, une petite fille qui avait échappé aux comitadjis fit le tour de la place en courant, en criant et en pleurant.
 
La pauvre petite avait été découverte tandis qu’elle se cachait sous un amas de cadavres qui étaient sans doute ceux de sa mère et de sa famille, et maintenant elle fuyait devant un grand diable de Bulgare qui courait derrière elle, le sabre nu.
 
Rouletabille n’avait pu retenir une sourde exclamation de pitié à laquelle répondit une injure de La Candeur à l’adresse du soldat barbare.
 
L’enfant allait être atteinte. Une épouvante sans nom était peinte sur son visage, dans ses grands yeux qui cherchaient partout un refuge sans le trouver.
 
« Il y aurait un moyen de sauver l’enfant ! dit Rouletabille ; ce serait de tuer le Bulgare. »
 
Et il sortit son revolver de sa poche.
 
Ivana avait entendu la phrase, avait vu le mouvement. Elle se jeta sur la main du reporter.
 
« Vous n’allez pas commettre ce crime ? s’écria-t-elle.
 
– Quel crime ?… répliqua Rouletabille, en se dégageant. Celui de tuer un bourreau d’enfants ?…
 
– C’est un Bulgare !… Et vous ne tirerez pas sur un Bulgare, moi étant là !…
 
– Je vous obéis, Ivana, fit Rouletabille sur un ton glacé ; mais soyez Bulgare jusqu’au bout et ayez au moins le courage de regarder mourir cette enfant ! »
 
La petite avait trébuché tout près du soupirail où se tenaient Ivana et le reporter ; et le soldat, encouragé par les ricanements de ses camarades, s’apprêtait à faire un mauvais parti à la petite, quand celle-ci glissa sous ses yeux et disparut comme par enchantement dans la terre.
 
C’était Ivana qui avait allongé les bras hors du soupirail et avait attiré l’enfant dans la cave, d’un mouvement si rapide et si spontané que les reporters en furent aussi étonnés que le soldat lui-même.
 
La petite tremblait comme une feuille dans les bras d’Ivana qui essayait de la rassurer, pendant que, sur la place, les Bulgares, furieux, se concertaient, et s’étant rendu compte que leur proie leur avait échappé par le soupirail, se précipitaient dans la maison.
 
« Ah bien ! s’écria La Candeur, une fois de plus nous voilà propres !
 
– Ils vont venir nous fusiller ici, croyant avoir affaire à des Turcs ; nous ferions bien de sortir, dit Rouletabille.
 
– Si nous sortons avec cette petite, dit Ivana, ils vont la tuer…
 
– Eh bien, laissez-la ici !… dit Vladimir, elle leur échappera peut-être.
 
– Non ! s’écria Ivana. Sortez, vous autres !… Vous leur raconterez ce que vous voudrez !… Mais moi, je reste avec la petite. »
 
L’enfant serrait éperdument de ses petits bras sa bienfaitrice…
 
« Vous allez vous faire massacrer toutes les deux ici !… dit Rouletabille.
 
– Tant mieux ! fit Ivana d’une voix sombre. N’avez-vous pas voulu sauver cette enfant ?… Je ne m’en séparerai pas !…
 
– Nous n’allons cependant pas tous nous faire tuer pour cette petite Turque ! » gronda La Candeur que le geste généreux d’Ivana avait d’abord enthousiasmé et qui commençait maintenant à le trouver un peu encombrant…
 
Et comme des cris retentissaient dans la cour, il sortit de la cave en criant : « Francis ! Francis !… » et en agitant un mouchoir en guise de signe de paix… Il fut tout de suite entouré de comitadjis qui l’assourdirent d’un charabia qu’il comprenait fort bien car il était accompagné de gestes de menaces. Ils réclamaient, à ne s’y point méprendre, la petite fille et ils accusaient La Candeur de la leur avoir prise !… Ils le malmenèrent même assez fortement et cela aurait pu tourner mal, car La Candeur commençait à fermer les poings, quand Rouletabille, Vladimir et Tondor sortirent de la cave.
 
Vladimir s’avança et parla aux comitadjis avec une grande audace, criant plus fort qu’eux, se disant l’ami du général Stanislawoff, représentant Rouletabille comme le plus grand reporter de l’Europe qui avait été obligé de se cacher avec ses compagnons au fond de cette cave pour échapper à la rage meurtrière des Turcs. Il leur dit encore qu’ils avaient avec eux la nièce du général Vilitchkov, pupille du général-major, mais que celle-ci ne sortirait de son trou que lorsque les Bulgares auraient juré de la laisser passer avec cette petite fille qu’elle avait en effet arrachée à la barbarie de ses compatriotes. Sur quoi Vladimir leur fit honte de se montrer aussi sanguinaires que les oppresseurs de la Thrace qu’ils étaient venus châtier.
 
Il termina en déclarant que ses compagnons et lui exigeaient d’être conduits sur-le-champ, tous ensemble, à un officier d’état-major.
 
Les comitadjis, sous l’effet de cette menace inattendue, se consultèrent et finirent par promettre qu’ils ne toucheraient pas à la petite fille.
 
Rouletabille alla en prévenir Ivana qui consentit à se montrer avec l’enfant, la portant dans ses bras.
 
Alors les comitadjis lui dirent :
 
« Tu n’es pas la vraie nièce du général Vilitchkov, qui a été assassiné par les Pomaks, sans quoi tu n’essayerais pas de sauver une petite musulmane dont les parents ont assassiné tes parents ! Donne-nous donc cette enfant et nous te vengerons, puisque toi, tu n’as pas le courage de le faire toi-même. »
 
Ivana leur répondit :
 
« Je suis la nièce du général Vilitchkov et je vous ordonne de me conduire à votre chef.
 
– Nous n’avons pas de chefs ! Nous sommes de libres comitadjis !… » répondirent-ils, et ils voulurent mettre la main sur elle…
 
« Vous êtes des assassins… » s’écria-t-elle.
 
Alors ce fut une mêlée indescriptible. Les reporters voulaient la défendre et les comitadjis voulaient l’atteindre. La Candeur criait toujours : « Francis ! Francis !… »
 
Vladimir continuait de les menacer de la colère du général !
 
Rouletabille s’attendait à ce qu’ils fussent tous passés par les armes avant cinq minutes.
 
Et Ivana, avec une maladresse qui paraissait voulue, ne cessait pas d’invectiver les comitadjis et de les couvrir d’injures. L’un d’eux se rua tout à coup sur elle et, bousculant Rouletabille, leva un grand coutelas qui était destiné à la poitrine d’Ivana et qui vint frapper la petite musulmane.
 
L’enfant poussa un soupir, ferma les yeux et glissa d’entre les mains d’Ivana qui était restée debout, immobile, pâle d’horreur et tout éclaboussée de ce jeune sang vermeil.
 
Aussitôt comme si ce sang répandu avait eu la vertu d’apaiser toutes les colères, les comitadjis cessèrent leurs attaques et leurs cris et se mirent à la disposition des jeunes gens pour les conduire à l’état-major de la quatrième colonne de la troisième armée qui venait de s’installer à Almadjik.
 
Rouletabille accepta aussitôt et les jeunes gens s’en furent, entourés de comitadjis, comme des prisonniers.
 
Ils marchaient en silence. Rouletabille, à un moment, s’aperçut qu’Ivana pleurait. Il en eut le cœur tout chaviré, car il pensa qu’elle songeait à cette pauvre enfant qu’elle avait été impuissante à sauver. Il crut devoir lui adresser quelques paroles de consolation. Elle lui répondit textuellement :
 
« Je ne pleure point la mort de cette petite. Son sort était écrit. D’autres enfants turcs mourront encore comme sont morts d’autres enfants bulgares, comme est morte ma petite sœur Irène… Non, je pleure seulement ce coup de couteau dont cette enfant est morte, ce coup de couteau qui m’était destiné et qui aurait si bien fait mon affaire !… »
 
Alors, entendant cela qui dépeignait son état de désespoir causé par une autre mort qui aurait dû au contraire la réjouir, Rouletabille se tut, décidé à ne plus lui adresser la parole, et la laissa marcher devant lui comme une étrangère. Il lui paraissait que tout lien était rompu entre eux deux et que rien ne les rapprocherait plus jamais…