Les Aventures de Rouletabille

| XXI - Où La Candeur regrette amèrement d’avoir une grosse tête.

 

 

 

 
Non loin de la rivière artificielle se trouvait un corps de bâtiment communiquant mystérieusement autrefois avec le haremlik par un long souterrain. Il y avait là deux kiosques reliés entre eux par un couloir appelé le « couloir de Durdané ».
 
Dans l’un d’eux, Abdul-Hamid aimait à se tenir, car de cet endroit, qui était assez élevé, il pouvait à l’aide d’un jeu très complet de longues-vues et de télescopes découvrir dans ses détails Stamboul et aussi la côte d’Asie et surprendre parfois les allées et venues de ses officiers qu’il aimait à mystifier : l’autre kiosque était aménagé en jardin d’hiver.
 
Rouletabille et La Candeur entrèrent par un vasistas dans le couloir de Durdané : quand ils furent dans ce long boyau noir, ils se dirigèrent à tâtons vers le jardin d’hiver. Là, l’ombre était moins épaisse, le peu de lumière qui flottait dans la nuit extérieure entrait dans cette vaste pièce par des fenêtres en ogives qui s’ouvraient très haut dans les murs et par de grandes baies qui avaient été pratiquées dans le toit… Des arbres, des essences les plus rares, tendaient vers les jeunes gens les fantômes menaçants de leurs bras rudes. Mais ni Rouletabille ni La Candeur ne semblait impressionnés.
 
Rouletabille avait conduit La Candeur jusqu’au bord d’une vaste pièce d’eau sur laquelle flottaient des nénuphars.
 
« Écoute, mon petit, fit La Candeur, nous n’allons pas recommencer ? »
 
Ah ! ils avaient l’air de les connaître, le couloir de Durdané et les méandres du jardin d’hiver !… Ils en avaient visité tous les coins, palpé tous les arbres, compté toutes les fleurs, tâté toute la terre…
 
« Il n’y a pas un coin que nous n’ayons touché !
 
– Si, il y a une chose que nous n’avons pas touchée !
 
– Laquelle ? »
 
Rouletabille montra dans l’ombre un reflet.
 
« Mais quoi ?…
 
– Ça !…
 
– L’eau !…
 
– Oui, l’eau !… et si le couloir de Durdané conduit à la chambre du trésor, il y conduit par l’eau !… car, en effet, nous avons tout vu, tout visité… excepté la pièce d’eau !…
 
– Ah ! je comprends ! fit La Candeur…
 
– Vois-tu, si Canendé Hanoum a dit vrai, nous sommes encore bons ! dit Rouletabille… Mais « habillons-nous » !
 
– Nous allons descendre dans la pièce d’eau ?
 
– Pourquoi penses-tu que je t’ai fait apporter ces scaphandres ?
 
– Et tu crois que chaque fois qu’Abdul-Hamid voulait visiter ses trésors, il se déguisait en scaphandrier ?
 
– Idiot !…
 
– Bien aimable !…
 
– Encore une fois, si le couloir de Durdané conduit à la chambre du trésor, la porte de cette chambre, puisque nous ne l’avons pas trouvée ailleurs, doit être là !… Et alors je vois très bien Abdul-Hamid, qui est l’esprit le plus soupçonneux de son temps, imaginant cette porte au fond de la pièce d’eau. Bien entendu que, du moment où il établissait cette porte au fond d’une piscine, c’était avec la facilité de pouvoir vider la pièce d’eau et la remplir à la volonté. Comment ? par quel système secret ?… je n’en sais rien !… Si la chose a été faite, elle a dû l’être en même temps que la rivière artificielle dans laquelle la pièce d’eau peut se déverser.
 
– Mais, toi, tu ne connais pas le système ? fit La Candeur.
 
– Non ! et je ne m’attarderai pas à le chercher !… Je descends dans l’eau, moi ! j’ai un scaphandre, moi !
 
– Et moi aussi !
 
– Eh bien, faisons vite… Tiens ! attache-moi le réservoir d’air sur le dos avec les bretelles, solidement, hein ?
 
– Et si tu trouves une porte ? interrogea La Candeur en fixant le réservoir sur le dos de Rouletabille, qu’est-ce que tu feras dans l’eau ?
 
– Eh bien, je tâcherai de l’ouvrir !…
 
– Ça ne sera peut-être pas très commode.
 
– On verra ! Trouvons d’abord la porte ! Si je te disais que j’espère beaucoup de notre expédition !… Le système de la rivière artificielle, de la pièce d’eau du jardin d’hiver et de la communication de la chambre du trésor avec le Bosphore, tout cela a dû être fait d’un coup !… S’il a noyé ses trésors, soit avec de l’eau de la rivière artificielle, soit avec de l’eau du Bosphore, la porte n’est peut-être pas fermée dans le fond. Tout cela peut ou doit communiquer ensemble. Est-ce qu’on sait ?… Ce kiosque, cette rivière et les travaux souterrains avoisinant le Bosphore ont été exécutés d’une façon des plus audacieuses et on raconte sous le manteau que tous les architectes de cet ouvrage-là, les entrepreneurs, les maçons et leurs familles ont été pendus ou ont disparu pour toujours !… Eh bien, es-tu prêt ?
 
– Nom d’un chien ! fit La Candeur, ma tête n’entre pas dans le casque ! »
 
C’était vrai, la tête du géant, énorme, n’entrait pas dans le cercle que l’on vissait aux épaules du vêtement imperméable.
 
« C’est bien, fit Rouletabille, je descendrai tout seul. »
 
La Candeur sursauta, pleura, geignit, maudit le pays, se tordit les bras, mais il dut finir d’équiper Rouletabille qui s’impatientait, ayant hâte de savoir si son hypothèse allait se réaliser.
 
Enfin Rouletabille fit jouer le soufflet à air…
 
Il respirait très bien dans son casque : il fit jaillir l’étincelle électrique de sa petite lanterne.
 
Il était prêt.
 
Poussé par La Candeur qui se pâmait d’angoisse, il s’avança sur ses semelles de plomb jusqu’au bord de la pièce d’eau qui occupait le centre du jardin d’hiver.
 
« Je t’attends ! » fit La Candeur comme si Rouletabille pouvait l’entendre.
 
Rouletabille descendit lentement les premiers degrés de marbre de la pièce d’eau en s’appuyant sur le pic de fer qu’il avait apporté. Du pied, lentement, il cherchait, tâtonnait, faisait le tour de chaque degré sous l’eau.
 
Tout à coup, il cessa sa promenade circulaire.
 
Il avait rencontré un escalier droit et rapide qui conduisait au fond de l’immense vasque. Alors il descendit, descendit…
 
Son casque fut visible encore un instant sur l’eau, puis dans l’eau… puis il n’y eut plus qu’une lumière, une vague lueur qui se déployait dans l’onde remuée.
 
Et puis il n’y eut plus de lumière du tout et rien ne remua plus.
 
La Candeur tomba à genoux en gémissant.