Les Aventures de Rouletabille

| VI - C’est au tour de La Candeur de raconter une étrange histoire à Rouletabille.

 

 

 

 

 
Ils furent ainsi conduits jusqu’aux avant-postes, devant Almadjik, où ils trouvèrent l’état-major du général Dimitri Sanof et le général lui-même qui les reçut avec une véritable joie.
 
C’est à lui qu’Athanase s’était adressé après l’accomplissement de sa mission pour obtenir le commandement d’un petit détachement de cavalerie qui avait pris les devants et s’était porté sur le Château noir, dans le but de délivrer la nièce du général Vilitchkov et les reporters français.
 
Bien qu’alors il ne l’eût point renseigné exactement sur la nature des services rendus par Ivana et ses compagnons, Athanase en avait assez dit, avant son départ, au général pour que celui-ci n’ignorât point que le général Stanislawoff serait reconnaissant à ses compagnons d’armes de bien traiter les jeunes gens.
 
Rouletabille raconta au général, en quelques mots, les péripéties de leur fuite de la Karakoulé, puis le voyage que leur avait fait faire Athanase Khetew, leurs démêlés avec l’agha, enfin le combat auquel ils avaient assisté du haut des terrasses entre Athanase Khetew et Gaulow. Depuis sa victoire ils n’avaient pas revu Athanase Khetew.
 
Naturellement, Dimitri Sanof se mit à leur entière disposition pour tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et La Candeur, en entendant ces bonnes paroles, put croire que tous leurs malheurs étaient finis et qu’ils touchaient à la fin de leur mauvaise fortune.
 
Il trouvait, quant à lui, qu’il était grand temps qu’ils prissent quelque repos et goûtassent à quelques douceurs.
 
Rouletabille accepta de grand cœur les offres du général, mais il lui fit entendre qu’il lui serait particulièrement reconnaissant de lui faciliter sa tâche de reporter. Il s’estimerait amplement payé de tous les maux soufferts au fond de la Karakoulé s’il pouvait faire parvenir à son journal les nombreux feuillets de correspondance qu’il avait écrits depuis son entrée dans l’Istrandja-Dagh.
 
Le général lui répondit qu’il avait tout à fait confiance en lui et qu’il lui épargnerait les retards et les difficultés de la censure militaire pourvu qu’il prit, bien entendu, l’engagement de ne rien télégraphier ni écrire qui fût susceptible de gêner les mouvements de la troisième armée. Sur quoi il lui remit une lettre blanche qui lui permettait, à lui et à ses compagnons, d’aller où ils voulaient et partout où ils le jugeaient bon pour l’accomplissement de leur tâche.
 
Toutefois, le général ne crut point devoir cacher aux reporters qu’il leur serait à peu près impossible de correspondre avec Paris avant que l’armée eût atteint la ligne de Kirk-Kilissé-Selio-Lou, c’est-à-dire avant qu’elle ne fût sortie de l’Istrandja-Dagh : toutes les lignes de la région avaient été détruites par les Turcs, et les Bulgares passaient si vite qu’ils ne prenaient même point le temps de les rétablir.
 
« Ce n’est ni à Almadjik où nous sommes aujourd’hui, dit le général, ni à Kadikeuï, où nous serons demain à midi, ni à Demir-Kapou, où nous serons demain soir, que vous pourrez télégraphier… dit-il, mais je vous donne rendez-vous à Akmatcha. Là, nous devons rétablir toutes les communications avec l’armée jusqu’à Mustapha-Pacha, jusqu’au quartier général, avant de tenter l’assaut des lignes de défense de Kirk-Kilissé. Si vous êtes là, dans les premiers jours, je vous promets de faire partir vos télégrammes, s’ils ne sont pas compromettants, mais ne tardez pas, car je ne pourrai plus répondre de rien sitôt que les opérations importantes auront commencé.
 
– Eh bien, général, nous allons partir tout de suite, fit Rouletabille. Comme cela, nous serons à peu près sûrs d’arriver à temps et de tout voir…
 
– Comme vous voudrez ! répondit le chef, mais vous ne devez pas vous dissimuler les dangers d’une telle marche !
 
– Ils sont certains, dit La Candeur, le général a raison ; nous allons nous faire tuer et je commence à en avoir assez, moi, de me faire tuer, dans ce pays si triste, où il pleut toujours !… Songe donc, Rouletabille, la guerre est à peine commencée et deux des nôtres sont déjà restés sur le carreau, ce pauvre Modeste et ce brave Katerdjibaschi !
 
– Eh bien, tu resteras sous ta tente, toi, La Candeur ! tu resteras avec Mlle Vilitchkov qui a besoin de repos !… »
 
Mais Ivana déclara à Rouletabille et au général, lequel mettait galamment à sa disposition le confort un peu rustique de son quartier général, qu’elle tenait à être aux avant-postes et voulait être traitée par les chefs de son pays non point en femme, mais en soldat.
 
Elle se fit donner les insignes de la Croix-Rouge et demanda certains pouvoirs qui lui permettraient de tenter de s’opposer aux excès et aux vengeances atroces des troupes à leur arrivée dans des contrées où elles trouvaient toute la population bulgare massacrée.
 
Le général, à ce propos, ne dissimula pas un amer sourire. Il se borna à lui dire qu’il souhaitait bonne chance à son zèle humanitaire…
 
« Cette guerre sera atroce, général, dit Rouletabille.
 
– Elle sera victorieuse », lui répondit-il. Le lendemain, vers midi, les jeunes gens, avec l’avant-garde d’une brigade de la cinquième division arrivaient à Kadikeuï. Mais La Candeur n’était pas avec eux !… Rouletabille ne lui avait accordé que trois heures de repos, et quand Tondor l’avait éveillé, La Candeur s’était mis dans un état de rage terrible, menaçant d’étrangler le domestique de Vladimir s’il se permettait de troubler encore son sommeil. Alors Rouletabille avait ordonné à la petite caravane de partir sans plus s’occuper de La Candeur. Cependant il avait eu soin d’aller chercher sous la tête du reporter la fameuse serviette pleine d’articles qui, à travers toutes ces aventures, ne quittait jamais le bon La Candeur et lui servait d’oreiller. Ils déjeunèrent en quelques minutes à Kadikeuï et se dirigèrent sur Demir-Kapou. La petite caravane suivait lugubrement un étroit sentier, à la file. D’abord Tondor en éclaireur, puis Vladimir, puis Ivana, puis Rouletabille. Tous étaient fort mélancoliques pour des raisons différentes. Vladimir était triste parce que La Candeur lui manquait.
 
Autour d’eux, au-dessus d’eux, sur les cimes, ou marchant dans d’étroites vallées, les éclaireurs d’avant-garde de la prochaine colonne leur faisaient un cortège fort disséminé. De temps en temps, on entendait un coup de fusil… puis tout retombait à son morne silence. On traversait un désert dont tous les anciens habitants, les Turcs comme les Bulgares, avaient fui, instruits par les premières expériences.
 
Des colonnes de fumée montaient çà et là de chaumières en ruine.
 
Tout à coup, les jeunes gens entendirent un galop derrière eux et Vladimir poussa un cri de joie : il avait reconnu dans le nouvel arrivant La Candeur avec sa cantine aux chaussures qu’il avait retrouvée parmi le bagage rapporté, quelques jours auparavant, de la Karakoulé par Athanase. La Candeur crevait une mule sous lui pour rejoindre Rouletabille. Sa bête fit encore quelques pas, après avoir rejoint le cheval de Rouletabille, et puis s’abattit. Mais La Candeur avait déjà sauté sur le chemin et se précipitait vers son chef de reportage.
 
« Ah ! bien ! lui cria-t-il. Tu as la serviette ! »
 
Et il poussa un soupir de soulagement…
 
Ayant soufflé un peu, il reprit :
 
« Figure-toi que je rêvais que Marko le Valaque venait, pendant mon sommeil, me dérober ma serviette !… alors je me suis réveillé… je tâte sous ma tête !… Rien !… je bondis.
 
Il n’y avait plus de serviette !… et vous étiez tous partis !… Alors, Rouletabille, j’ai pensé que tu pouvais très bien m’abandonner dans ce pays de sauvages…
 
– Au milieu de trente mille hommes qui veillaient sur ton repos !… dit Rouletabille très froid.
 
– Tu pouvais très bien m’abandonner, moi, mais j’ai pensé que tu étais incapable d’abandonner la serviette aux reportages ! Tu vois que je n’ai pas perdu de temps pour venir la rattraper… rends-moi la serviette !
 
– Je regrette que tu te sois dérangé pour elle, dit Rouletabille. Tu ne l’auras plus.
 
– Je n’aurai plus la serviette, moi !…
 
– Non !… tu ne l’auras plus !…
 
– Et qui est-ce qui l’aura, alors ?…
 
– Quelqu’un qui en est digne !… et ce n’est pas toi !… Tu as cessé d’être mon secrétaire, La Candeur ! Tu as cessé d’être mon second ! Tu pourras dormir tout ton soûl !… partir, rester, retourner à Paris… faire tout ce que tu voudras !… ça m’est parfaitement égal ! Tenez, Vladimir, voilà ma serviette, je vous nomme mon kaïmakan !… mon khalifat !… »
 
Et il lui donna la serviette, insigne de ses nouvelles fonctions. La Candeur poussa une sorte de rugissement, mais Vladimir se fit à l’instant plus grand sur ses étriers et La Candeur baissa la tête, effroyablement humilié…
 
On ne l’entendit plus. Rouletabille se replongea dans ses amères réflexions jetant de temps à autre un coup d’œil sur Ivana qui se laissait aller au pas de sa bête sans plus faire attention au reporter que s’il n’existait pas. C’était à la fois trop de mépris et trop d’injustice ! Rouletabille avait eu beau prendre la résolution de rester désormais indifférent à tout ce que pourrait faire cette fille bizarre et incompréhensible, il n’en était pas moins horriblement vexé de l’absolue indifférence avec laquelle elle le traitait…
 
Il sentait monter en lui une sourde colère contre l’ingrate et, comme il arrive souvent, ce ne fut point sur l’objet même de cette colère que celle-ci retomba…
 
Ses regards hostiles rencontrèrent par hasard La Candeur qui avait pris tranquillement son parti de faire le chemin à pied et qui, depuis quelques instants, faisait même ce chemin joyeusement, et en sifflotant, manifestation bien anodine contre la mercuriale de tout à l’heure.
 
Rouletabille se trouva tout de suite furieux de la bonne humeur de La Candeur. Il la trouva insultante, et il cherchait déjà l’occasion de lui dire quelque chose de désagréable, quand, soudain, il s’aperçut que La Candeur portait la serviette !…
 
« La Candeur !…
 
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?…
 
– Viens ici !…
 
– Qu’est-ce que tu veux ?
 
– Je te dis de venir ici ! »
 
La Candeur s’en vint auprès de Rouletabille en le regardant, la bouche ouverte, avec de grands yeux naïfs :
 
« Qu’est-ce que j’ai encore fait de mal ?
 
– Pourrais-tu me dire ce que c’est que tu portes, là, sous ton bras ?
 
– Sous le bras ? Tu le vois bien, c’est la serviette !…
 
– Tu l’as chipée à Vladimir !
 
– Moi ? pas du tout ! me prends-tu pour un voleur ?
 
– Comment se fait-il que Vladimir, à qui j’avais confié cette serviette, te l’ait rendue ?
 
– C’est moi qui la lui ai reprise par pitié, parce que je le trouvais trop chargé.
 
– Trop chargé avec une serviette ?
 
– Je vais te dire : c’est Vladimir qui a d’abord eu pitié de moi en me voyant à pied, portant ma cantine : alors, comme il était à mule, il a eu la bonté de prendre avec lui ma cantine. Une fois qu’il a eu la cantine, je l’ai trouvé bien embarrassé avec ma cantine et la serviette ; alors je lui ai repris la serviette !…
 
– C’est bien, envoie-moi Vladimir !… »
 
Arrivée de Vladimir, qui baisse le nez et a l’air certainement plus embarrassé que s’il avait conservé la serviette. Même air naïf que La Candeur :
 
« Monsieur ?
 
– Vladimir, dit Rouletabille, j’avais fait de vous mon secrétaire. C’était un honneur !
 
– Oui, m’sieur…
 
– Je vous avais donné ma serviette !
 
– Oui, m’sieur !
 
– Vous saviez que ce que j’en faisais était pour punir La Candeur, qui tenait beaucoup à cette serviette ?…
 
– Oui, m’sieur !…
 
– Comment se fait-il que La Candeur porte maintenant cette serviette que je vous avais confiée ?
 
– Monsieur, il me l’a achetée !
 
– Ah ! ah !… Il vous l’a achetée !… Et vous trouvez tout naturel de vendre une serviette qui ne vous appartient pas… de la céder pour quelques sous, au premier venu !…
 
– Monsieur, je ne l’aurais pas vendue au premier venu !…
 
– Allons donc ! Il n’aurait eu qu’à y mettre le prix ! Je vous connais maintenant, beau masque !…
 
– Monsieur, je suis fâché que vous ayez une aussi mauvaise opinion de moi !… Je vous répète que je ne l’aurais pas vendue au premier venu parce que le premier venu ne me l’aurait jamais payée aussi cher que La Candeur !… et je ne vous cache pas, monsieur, que c’est à cause de l’importance de la somme que j’ai cédé votre serviette…
 
– Qu’est-ce que vous me racontez, Vladimir ? La Candeur n’a pas le sou !…
 
– La Candeur, monsieur, est très riche… ou du moins il l’était !…
 
– Enfin ! il ne vous a pas acheté cette serviette quarante mille francs !… Il est trop tard !…
 
– Monsieur, il me l’a achetée cent mille !…
 
– Cent mille francs !… »
 
Ici, La Candeur, qui avait écouté tout ce dialogue, se redressa de toute sa taille, qui était haute, et il dit :
 
« Qui est-ce qui ne donnerait pas cent mille francs pour avoir l’honneur de porter la serviette de Joseph Rouletabille, le premier reporter de L’Époque ?
 
– Tu te fiches de moi, dit Rouletabille…
 
– Je ne me fiche de personne !… Sans compter qu’en donnant ces cent mille francs à Vladimir, j’ai fait une excellente opération, se glorifia La Candeur.
 
– Explique-moi un peu cela, dit Rouletabille.
 
– Voilà. Tu vas voir comme c’est simple. Après que tu nous eus confisqué mon argent et nos cartes, nous avons continué de jouer à un autre jeu !
 
– Ah ! Ah !…
 
– Quand le service nous le permettait…
 
– Oui ! oui !…
 
– Et sans que tu t’aperçoives de rien, car nous n’aurions pas voulu te faire de la peine…
 
– Va donc !
 
– Cette fois, j’ai commencé par perdre !
 
– C’était bien fait !
 
– Attends donc !… comme je n’avais plus d’argent, j’ai signé des billets à Vladimir pour une somme assez rondelette. Or ces billets, étant à échéance assez rapprochée, m’empêchaient de dormir. Je suis un peu comme ce pauvre Modeste, moi, je tiens beaucoup à mon sommeil. Si bien que j’ai tout fait pour regagner mes billets.
 
– Tu as triché ! dit Vladimir.
 
– Je l’avoue… J’ai si bien triché que j’ai gagné presque tout le temps, et qu’après avoir regagné mes billets, j’en ai gagné d’autres que j’ai fait, cette fois, signer à Vladimir… Je lui en ai fait signer pour cent mille francs… Cent mille francs de billets, c’est quelque chose, même quand ils sont signés par Vladimir Pétrovitch de Kiew.
 
– Je doute, dit Rouletabille, qu’ils aient produit sur Vladimir le même effet que sur toi. N’est-ce pas, Vladimir ?
 
– Eh ! monsieur, je suis d’une famille fort honorable, répondit Vladimir, et si ces billets ne venaient point me troubler la nuit, ils me donnaient une mine fort renfrognée pendant le jour.
 
– Je ne m’en suis jamais aperçu, dit Rouletabille.
 
– Parce que c’est un garçon bien élevé, répliqua La Candeur, et qu’il sait dissimuler devant toi. Mais quand il était seul avec moi, c’était incroyable la mine qu’il me faisait. Encore tout à l’heure, je l’ai vu si triste que je lui ai dit : « Rends-moi la serviette, je te rendrai tes cent mille francs ! » Il m’a allongé la serviette, je lui ai passé ses billets… et maintenant voyez comme il est gai ! J’aime les gens gais, moi !… Je les aime d’autant plus qu’ils deviennent plus rares dans ce satané pays de misère ! Ainsi, toi, par exemple, toi, Rouletabille, qui étais si gai autrefois !… »
 
Rouletabille coupa aussitôt la parole à l’indiscret La Candeur.
 
« Tu n’as pas besoin d’être si fier, dit-il, parce que tu as acheté une serviette avec cent mille francs de billets que Vladimir ne t’aurait jamais payés !…
 
– Voilà pourquoi je prétends aussi avoir fait une excellente opération ! répondit du tac au tac La Candeur en donnant une petite tape d’amitié à la serviette.
 
– Au fond, reprit Rouletabille, la serviette appartient toujours à Vladimir, et si tu es juste, tu vas la lui rendre !…
 
– Jamais de la vie !… Et pourquoi donc la lui rendrais-je ?…
 
– Parce que tu ne l’as gagnée qu’en trichant, et cela de ton propre aveu…
 
– Oh ! de ce côté, je suis bien tranquille… dit La Candeur en regardant Vladimir du coin de l’œil.
 
– De fait, monsieur… dit Vladimir, j’avouerai que je trichais aussi !…
 
– Parbleu ! fit La Candeur, sans ça je ne me serais jamais permis…
 
– Seulement, il triche beaucoup mieux que moi ; ça n’est pas de jeu, dit Vladimir, et une autre fois, il sera entendu que nous ne tricherons plus !…
 
– Et à quel jeu trichez-vous donc, puisque vous n’avez ni cartes, ni dés ?
 
– Ah ! ça, monsieur, c’est notre affaire, fit Vladimir en faisant partir sa mule au trot… Vous comprenez que moi, maintenant, j’ai envie de lui regagner la serviette !… »
 
Rouletabille et La Candeur restèrent seuls.
 
« Tu n’as pas honte, La Candeur, d’être joueur à ce point ? gronda Rouletabille qui adorait La Candeur.
 
– Rouletabille, ne me méprise pas trop !… c’est le seul vice qui me reste des trois que j’avais quand tu ne me connaissais pas encore !…
 
– Et quels vices avais-tu donc encore, La Candeur ?
 
– Le vin et les femmes !
 
– Pas possible ! je ne te vois jamais parler à une femme et tu ne bois guère !…
 
– Je m’étais mis à boire par désespoir ! Tu saisis…
 
– Parfaitement !… Tu aimais et tu n’étais pas aimé ?…
 
– Ce n’est pas ça du tout… Chaque fois que j’ai voulu être aimé d’une femme, ça n’a pas été long, dit La Candeur ; je n’avais qu’à me montrer, et, comme je suis assez bel homme, la chose était faite tout de suite…
 
– Alors ?…
 
– Alors, j’avais tant de succès près des femmes que c’est ce qui m’a porté malheur. Non seulement, j’avais les femmes que je désirais… mais il s’est trouvé une femme qui a voulu m’avoir et que je ne désirais pas…
 
– Oui-da !… Elle n’était point jolie ?…
 
– Ce n’était point qu’elle fût laide, mais elle était toute petite… Oh ! j’ai rarement vu une aussi petite femme… Elle aurait eu du succès dans les cirques ; mais elle n’allait point dans les cirques, car elle était comtesse.
 
– Mâtin, tu te mets bien, La Candeur…
 
– Écoute, Rouletabille, je te raconte toute ma vie, parce que je ne veux plus rien avoir de caché pour toi, mais promets-moi le secret, car il m’est arrivé une aventure épouvantable avec cette comtesse…
 
– Que t’est-il donc arrivé, grands dieux ?
 
– Je me suis marié avec elle !…
 
– C’est vrai ?… Je ne t’appellerai plus que M. le comte !…
 
– Garde-t’en bien, malheureux, si tu tiens à ma tête !
 
– Eh mais ! tu m’intrigues ! Raconte-moi donc comment tu t’es marié, toi si grand, avec une aussi petite femme que tu n’aimais pas et que tu ne désirais pas !… Mais sans doute désirais-tu devenir comte ?…
 
– Pas du tout ! voici comment les choses se sont passées : je monte en wagon ; la petite femme en question est si petite que je ne l’aperçois même pas !… je m’endors… mais bientôt je suis réveillé par des cris perçants et je vois devant moi une espèce de poupée qui gesticule et dont les vêtements étaient dans le plus grand désordre… en même temps le train s’arrêtait et presque aussitôt un contrôleur se présentait… La poupée déclare en pleurant que j’ai voulu abuser de son innocence !… je proteste de toutes mes forces !… on ne me croit pas !…
 
– Pauvre La Candeur !…
 
– J’ai oublié de te dire que cette chose se passait en Angleterre…
 
– Aïe !…
 
– Ça n’a pas traîné… On a dressé procès-verbal contre moi et pour ne pas aller en prison, j’ai dû « épouser » !…
 
– On m’a toujours dit, en effet, que c’était très dangereux de voyager en chemin de fer, de l’autre côté du détroit !
 
– Très dangereux !… mais qui est-ce qui aurait pu se douter ?
 
– Qu’est que tu allais donc faire en Angleterre ?
 
– Ces événements se déroulaient avant mon entrée à l’Époque. Je venais de donner ma démission d’instituteur-adjoint, pour faire de la littérature… Me trouvant à Boulogne un jour d’été où il faisait très chaud, j’avais pris le bateau qui partait pour Folkestone, histoire de goûter la fraîcheur de la mer pendant quelques heures. J’avais un billet d’aller et retour et ne croyais passer en Angleterre que quelques minutes. Mais je rencontrai là-bas un inspecteur de la Biarritz-School qui m’engagea à partir aussitôt pour Londres où l’on attendait un professeur de français auquel on laisserait assez de loisir pour faire de la littérature. Il me mit dans le train et c’est alors que le malheur arriva, ainsi que je viens de te le narrer.
 
– Un malheur ! répéta Rouletabille. Je ne vois point que ce soit un si grand malheur d’épouser une comtesse !… Tu aurais dû être enchanté, au contraire… Songe donc, dans ta situation…
 
– D’autant plus que la comtesse était riche.
 
– Voyez-vous cela !
 
– Mais vraiment elle était trop petite… Tu ne peux pas t’imaginer ce qu’elle était petite… À l’église (car elle était catholique et a tenu à se marier en grande pompe), à l’église, elle ne pouvait pas me donner le bras : je la tenais par la main ; on riait. Je ne te dirai pas ce que j’ai souffert… Ce géant et cette naine ! On se bousculait partout pour nous voir passer car elle me traînait partout, partout… dans les magasins, au théâtre, dans tous les endroits où je n’aurais pas voulu mettre le pied avec elle… Elle ne me lâchait pas d’un instant, car elle était fort jalouse… Ainsi chaque fois qu’elle me voyait prendre ma canne ou mon chapeau, elle me disait : « Je vais sortir avec vous, my love », et en effet elle sortait avec moi ! Je dus bientôt prendre la résolution de ne plus sortir que lorsqu’elle m’y forçait.
 
– Mais comment cette petite naine pouvait-elle forcer le géant que tu es à faire quelque chose qui te déplût ?
 
– Elle me battait.
 
– Elle est bien bonne !
 
– Ah ! tu ris… tu ris, Rouletabille ! Il y a si longtemps que je ne t’ai vu rire !… Cela me fait plaisir de te voir un peu gai… Rien que pour cela, vois-tu, je ne regretterai pas de t’avoir confié le grand secret de ma vie, exprima le bon La Candeur, les larmes aux yeux.
 
– Alors, elle te battait ?
 
– Comme plâtre !…
 
– Et tu ne lui rendais pas les coups qu’elle te donnait !…
 
– Je ne le pouvais pas !… Si je lui avais donné une gifle ou un coup de poing, elle en serait morte et j’aurais été pendu, bien sûr !…
 
– Et je ne t’aurais pas connu !… Tu as bien fait de ne pas la battre, La Candeur… Mais elle ne devait pas te faire grand mal, elle était si petite !…
 
– C’est ce qui te trompe !… Ainsi, elle me pinçait à me faire crier, me tirait les cheveux à me les arracher !…
 
– Tu te mettais donc à genoux !
 
– Non ! c’est elle qui montait sur les meubles. Par exemple, j’entrais dans une pièce après avoir prudemment poussé la porte et constaté que ma femme n’y était pas. Pan ! je recevais une gifle ou j’avais un petit démon pendu à ma chevelure ! Elle m’avait attendu, montée sur une chaise ou cachée sur une console… Tu m’avoueras que, dans ces conditions, la vie devenait impossible !…
 
– Je l’avoue !…
 
– Et elle me trompait !…
 
– Ah bien !…
 
– Elle me trompait avec un autre géant, un tambour-major de highlanders avec lequel elle gaspillait notre fortune… Que veux-tu, cette naine n’adorait que les beaux hommes !… C’est une loi de la nature… Combien de fois ai-je rencontré de tout petits hommes avec de grandes femmes !
 
– Si c’est une loi de la nature, tu aurais dû aimer ta femme qui était petite, puisque tu es grand ! fit remarquer Rouletabille.
 
– Eh bien, je fais sans doute exception à la règle… car cette petite femme, je la détestais et elle m’a dégoûté à jamais de toutes les femmes, petites ou grandes, avoua La Candeur avec un gros soupir. La meilleure, vois-tu, Rouletabille, ne vaut pas cher… et je connais quelqu’un qui devrait tirer parti de ma triste expérience !… »
 
Rouletabille, comprenant l’allusion, fronça le sourcil. S’il plaisait à La Candeur de lui faire ses confidences, il n’aimait, lui, raconter son histoire à personne !
 
« Revenons à notre sujet, fit-il assez brusquement. Puisqu’elle te trompait et que tu aurais voulu t’en débarrasser, tu n’avais qu’à la faire prendre avec son highlander.
 
– J’ai tout fait pour cela, dit La Candeur, mais si tu crois que c’était facile !
 
– Pourtant, si ce highlander était aussi grand que toi, il n’était point difficile de le faire surveiller !…
 
– Certes, il n’échappait point aux regards… et lui, on le trouvait toujours !… Mais elle, tu comprends ! on n’arrivait jamais à la surprendre… Oh ! il y avait de quoi devenir enragé !…
 
– Mon pauvre ami !…
 
– Si par hasard j’avais surpris un bout de conversation et si j’étais sûr qu’il y eût rendez-vous, je prévenais aussitôt un homme de loi… Nous arrivions, certains de la pincer au nid… Je faisais garder toutes les issues, toutes les ouvertures, je faisais même garder le toit, toute la maison du rendez-vous depuis les soupiraux de cave jusqu’au faîte des cheminées… Et l’on entrait !… On trouvait bien notre highlander, qui le plus souvent était en costume sommaire, se plaignant de la chaleur et déclarant qu’il aimait se mettre à son aise… Mais elle, elle… on n’a jamais pu savoir ce qu’elle devenait ni par où elle passait !… On fouillait tout ! On bousculait tout !… Pas de comtesse !… Elle nous avait passé entre les jambes comme une souris ou par-dessus la tête comme un oiseau… et quand je rentrais à la maison, je la trouvais tranquillement installée devant son tea and toasts et me disant : How do you do, my love ?… (Comment allez-vous, mon amour ?) Oh ! oh !…
 
– Oui, approuva Rouletabille… Oh ! oh !… Et combien de temps cette petite aventure a-t-elle duré ?
 
– Deux ans, Rouletabille !… Deux ans ! Quand j’y pense, j’en suis encore malade !
 
– Et comment a-t-elle fini ?…
 
– Eh bien, voilà ! j’avais renoncé à surprendre ma femme avec le highlander : j’avais renoncé à tout ! et je passais mon temps au fond de mon bureau, à relire Les Trois Mousquetaires, suprême consolation, même en anglais. C’est là que je vis qu’Athos, qui avait eu, lui aussi, une terrible aventure d’amour, s’en était consolé en buvant plus qu’à sa soif !… Nous avions une cave bien garnie, je me suis mis à boire. Je fis comme Athos !… J’étais ivre les trois quarts du temps et c’est ce qui m’a sauvé !…
 
– Comment cela ?
 
– Oh ! c’est très simple : un soir, j’étais tellement ivre que je me suis assis sur elle sans m’en apercevoir !…
 
– La pauvre petite !…
 
– Certes ! exprima La Candeur, sur un ton contrit, tu fais bien de la plaindre, Rouletabille, car le lendemain matin, quand je me réveillai, il n’en restait plus grand-chose. Je fis du reste, tout mon possible pour la rappeler à la vie, mais mes efforts restèrent vains et je m’empressai de repasser la Manche pour échapper aux justes lois. En remettant le pied sur le quai de Boulogne, je me jurai que jamais plus je ne traverserais le détroit, de ma vie, dussé-je vivre cent ans et dût-il faire plus chaud qu’aux tropiques ! Du reste, je ne m’attardai point sur cette plage que je trouvai trop près du foyer conjugal, je traversai toute la France, m’enfermai dans un coin perdu des Alpes, et revins enfin à Paris, n’ayant plus le sou et poussé par la faim et le besoin qui ne me quittait pas de faire de la littérature…
 
– Et tu n’as plus eu d’ennuis à la suite de cette fâcheuse affaire, mon pauvre La Candeur ?
 
– Ma foi non ! ma femme me laisse tranquille depuis qu’elle est morte. On a dû là-bas, me rechercher pendant quelque temps, j’ai dû certainement être condamné à quelque chose, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir. Et j’ai changé de nom ! Le mari de la comtesse est mort !
 
– En réalité, comment t’appelles-tu ?… demanda Rouletabille curieux.
 
– Écoute, Rouletabille, as-tu bien besoin de connaître le nom d’un pauvre homme qui a peut-être été condamné à mort ?
 
– Non ! répondit le reporter, pensif, et je te demande pardon de t’avoir fait revivre cette épouvantable histoire !…
 
– Tu peux être sûr que tu es le seul à qui je l’ai racontée !… »
 
Et La Candeur, après avoir poussé un effrayant soupir, ajouta :
 
« Tu connais les femmes, maintenant !… Méfie-toi !… »
 
Mais Rouletabille fit celui qui n’avait pas entendu.
 
« Tiens ! dit-il, tu dois être fatigué, monte un instant sur ma bête, moi je vais me délier les jambes…
 
– Ça n’est pas de refus », dit La Candeur.
 
Et il prit la place de Rouletabille sur la selle sans effort, simplement en passant l’une de ses longues jambes pardessus la monture qui, immédiatement, courba les reins.
 
« Ce n’est qu’un cheval ! fit-il avec un sourire que Rouletabille ne lui avait jamais vu, tant il était désabusé… Juge un peu, mon vieux, si c’était une comtesse !… Vois-tu, Rouletabille, les femmes, moi, je m’assieds dessus !… »
 
Rouletabille pressa un peu le pas… Mais La Candeur le rejoignit en poussant sa bête pour laquelle il demanda grâce.
 
« Ne marche donc pas si vite !… Et laisse-moi te dire des choses pour ton bien !… Je sais que tu n’aimes pas les conseils et que, peut-être, en t’en donnant, et de tout cœur, j’encourrai ta colère… Mais tant pis, c’est mon amitié pour toi qui parle : cette femme fera ton malheur !… »
 
Ce disant, il lui désignait Ivana qui chevauchait à quelques pas devant eux…
 
Rouletabille frissonna et voulut encore hâter sa marche…
 
« Écoute-moi donc ! reprit La Candeur. Laisse-moi te dire qu’elle ne t’aime pas… qu’elle ne t’a jamais aimé… et qu’elle ne t’aimera jamais… Vois-tu, quand on a fait pour une femme ce que tu as fait pour elle, eh bien, on ne vous en récompense pas en vous montrant une figure pareille !… Ah ! mon petit !… Je ne suis pas bien malin, mais j’ai des yeux pour voir… Voilà une petite femme qui avait été enlevée par un Teur… Tu te lances à sa poursuite et tu la délivres le jour de ses noces ! Et le Teur est mort !… Eh bien, elle devrait être dans la joie !… Elle devrait t’embrasser !… Puisque nous sommes sauvés, et puisque, grâce à toi, elle a pu, tout en échappant au Teur, rendre un grand service à son pays !… Elle devrait te couvrir de remerciements et de baisers !… Elle ne te regarde même pas et elle paraît plus défaite qu’une morte !… M’est avis que cette femme-là regrette son Teur et qu’elle ne te pardonne pas d’être venu déranger sa nuit de noces !… »
 
Rouletabille obstinément se taisait, mais les mots de La Candeur lui tombaient comme du plomb fondu sur le crâne…
 
« Tu ne dis rien !… C’est que tu n’as pas une bonne raison à me renvoyer !… Lui as-tu seulement demandé pourquoi elle était triste comme ça ?
 
– Non ! fit Rouletabille sans oser regarder La Candeur.
 
– Si tu ne le lui as pas demandé, c’est que tu es de mon avis et que tu sais à quoi t’en tenir !… As-tu vu comme elle a couru après son Teur ? Elle voulait le tuer, qu’elle disait !… Quand on le lui a tué devant elle, son Teur, elle a failli se trouver mal !…
 
– Ah ! fit Rouletabille, tu t’en es aperçu ?…
 
– Penses-tu !… Et Vladimir aussi s’en est aperçu !… Et il pense comme moi !… Tu te dessèches pour une petite femelle qui se moque de toi et qui ne vit plus depuis la mort de son Teur !
 
–Tu dis des bêtises, répliqua d’une voix sourde Rouletabille qui souffrait mille supplices… S’il en était ainsi rien ne la forçait à me suivre quand je suis allé la chercher dans le harem ! Elle n’avait qu’à rester avec son Teur, comme tu dis !…
 
– Mon Dieu ! répliqua l’entêté La Candeur, je n’étais pas là quand tu l’as ravie aux joies conjugales, mais déjà, la veille, elle t’avait renvoyé bredouille sur les toits et peut-être que le lendemain, quand tu es revenu, elle avait eu le temps de se fâcher avec son Teur… Dans tous les ménages, il y a des quarts d’heures de fâcherie… et puis on se raccommode !… En tout cas elle a eu le temps de se raccommoder avec son Teur, dans le cachot du souterrain !…
 
– Tu mens ! gronda Rouletabille, furieux.
 
– Je mens ! Demande à Vladimir si je mens ! Et à Tondor ! Tu pourrais le demander aussi à Modeste et au Katerdjibaschi s’ils n’étaient pas morts !… Mais c’était devenu la fable de tout le monde à l’hôtel des Étrangers !…
 
– Tu mens ! tu mens ! tu mens ! répétait avec rage Rouletabille dont la gorge était pleine de sanglots !… Tais-toi !… Je ne veux plus t’entendre… ni toi, ni Vladimir, ni personne !… Vous m’êtes tous odieux !… Tiens ! rends-moi cette pauvre bête ! Tu vois bien que tu l’écrases ! »
 
Et il n’attendit même pas que La Candeur fût tout à fait descendu de selle ; il le bouscula, prit sa place d’un bond, enfonça ses talons dans les flancs de la bête et courut loin d’eux, loin d’Ivana, loin de tout le monde… pour rester tout seul, tout seul avec sa peine…
 
Les paroles de La Candeur l’avaient d’autant plus déchiré qu’elles étaient le fidèle écho de sa pensée tourmentée, parlant à son cœur douloureux… Ah bien, si La Candeur avait su que Rouletabille avait surpris Ivana en train de faire évader Gaulow !… Alors, alors il l’eût méprisé, c’était sûr, car pour conserver au cœur un sentiment pour une fille capable d’une chose pareille, il ne fallait pas seulement être amoureux, il fallait être lâche !…
 
Et c’est vrai qu’il était lâche !… Il se le répétait à lui-même dans sa solitude, espérant vraiment qu’Ivana reviendrait à lui dans un de ces mouvements spontanés de tendresse qui suivaient jadis, sans qu’il eût pu jamais bien démêler pourquoi, ses longues heures d’hostilité…