Les Aventures de Rouletabille

| XV - 36, rouge, pair et passe.

 

  

 

 

XV

36, rouge, pair et passe.

 
Ils étaient arrivés à Haïjarboli à la nuit tombante. Le petit village était tenu en main par un détachement d’avant-garde, dont le chef occupait la maison du maire, lequel était en fuite. Les reporters furent très bien reçus à cause de la lettre du général-major et une chambre fut mise à leur disposition ; enfin on leur donna des vivres dont ils avaient grand besoin. Rouletabille ne se plaignit point trop de ce contretemps. Les bêtes allaient se reposer quelques heures et La Candeur et Vladimir cesseraient de gémir sur leur faim. La Candeur se chargea de confectionner avec les vivres du régiment une soupe superfine, Vladimir l’y aida tandis que Tondor s’occupait des chevaux.
 
Pendant ce temps, Rouletabille examinait les lieux, comme toujours. La nuit même ils devaient abandonner sans crier gare les avant-postes bulgares et rentrer à nouveau dans la zone turque.
 
En dépit des doubles papiers dont ils étaient porteurs, cette petite opération ne se faisait jamais sans danger. Et il convenait de prendre ses précautions…
 
Rouletabille sortit donc de la chambre qui était au rez-de-chaussée et donnait sur une grande cour commune où la troupe achevait de souper autour des feux. Puis il quitta cette cour pour aller rendre visite à Tondor qui, sur ses instructions, n’avait pas fait entrer les bêtes dans la cour, mais les avait attachées à un arbre, derrière la maison. Il y avait là des champs déserts et un ravin profond par lequel il serait facile de se glisser après avoir fait une rapide enquête sur la disposition des avant-postes.
 
Rouletabille se promena une heure dans cette quasi-solitude et revint très rassuré sur son programme de la nuit. Comme il longeait les murs de la maison du maire, il se trouva en face de deux officiers qui prononcèrent un nom qui le fit tressaillir. Ils parlaient d’Athanase Khetew !
 
Rouletabille s’avança.
 
« Athanase Khetew ? demanda-t-il à tout hasard en français. Vous parlez, messieurs, d’Athanase Khetew ?
 
– Eh ! monsieur, oui, répondit l’un des officiers, nous en parlons à propos de vous, car ce doit être vous qu’il cherche.
 
– Mais certainement ! s’écria Rouletabille.
 
– Ah ! bien, il sera heureux de vous rencontrer. Il y a assez longtemps qu’il vous réclame… Nous ne pensions point cependant, bien qu’il nous eût parlé de reporters français, qu’il s’agissait de vous, car il nous avait dit que vous aviez avec vous une jeune fille, la propre nièce du général Vilitchkov, mort assassiné quelques jours avant la déclaration de guerre.
 
– C’est bien de nous qu’il s’agit, messieurs, dit Rouletabille. Et si cette jeune fille n’est point ici, c’est qu’elle nous a quittés récemment.
 
– On avait dit à Athanase Khetew qu’elle s’était battue au premier rang à Demir-Kapou.
 
– C’est exact.
 
– Et que depuis, poursuivant l’ennemi avec l’avant-garde de l’armée, elle n’avait cessé de se trouver aux avant-postes… Aussi Athanase Khetew cherche-t-il Mlle Vilitchkov sur tout notre front… Enfin, vous pourrez toujours lui donner de ses nouvelles… Il en sera fort heureux quand il va revenir…
 
– Il doit donc revenir ici ?…
 
– Mais aux premières heures du jour, je crois… Il nous a quittés pour aller jusqu’à Baba-Eski et revenir…
 
– Et vous êtes sûr qu’il va revenir ?
 
– Oh ! absolument sûr, monsieur ; il nous a laissé son prisonnier.
 
– Hein ? fit Rouletabille, en dissimulant autant que possible l’émotion soudaine qui l’avait envahi… Quel prisonnier ?…
 
– Oh ! un prisonnier auquel il a l’air de tenir beaucoup et pour lequel il a les plus grands soins… et que ne quittent point d’une semelle ses deux ordonnances. Du reste, il vous est facile de le voir… »
 
Là-dessus, l’officier conduisit Rouletabille, toujours sur les derrières de la maison, à une petite fenêtre garnie d’un double barreau en croix.
 
« Regardez », fit-il.
 
Rouletabille se leva sur la pointe des pieds et regarda.
 
C’était bien cela ! Rouletabille se mordit les poings pour ne pas crier de joie. Dans un coin, pieds et poings liés, il avait reconnu le pacha noir Gaulow, sur lequel veillaient encore deux sentinelles.
 
Cette chambre, dans laquelle se trouvaient Gaulow et les deux sentinelles, était une sorte de réduit donnant directement sur la cour par une porte entrouverte, sur le seuil de laquelle une demi-douzaine de soldats, accroupis, jouaient aux osselets, jeu fort en honneur dans le Balkan.
 
Rouletabille quitta son observatoire et dit :
 
« Ah ! je le connais, c’est le fameux Gaulow, l’ancien maître de la Karakoulé ! Je pense bien qu’Athanase Khetew doit y tenir !…
 
– Il nous a dit que c’était la première fois qu’il le quittait, mais un ordre du général Savof, commandant la première brigade de cavalerie, le demandait tout de suite à Baba-Eski.
 
– Messieurs, merci de tous ces excellents renseignements, fit Rouletabille, en saluant, je vous demande la permission d’aller souper.
 
– Bon appétit, monsieur. »
 
Il rentra dans la cour ; là, il constata, avec une grande satisfaction, que la chambre, sur le seuil de laquelle les soldats jouaient aux osselets, et par conséquent dans laquelle se trouvait le prisonnier, était adjacente à celle qui avait été abandonnée aux reporters. Au moment où il allait pousser la porte de celle-ci, il entendit distinctement ces mots, prononcés par la voix métallique de Vladimir : « 36, rouge, pair et passe ! »
 
« Tiens, tiens, fit-il, on se croirait, ma parole, à Monte-Carlo. »
 
Et il pénétra dans la pièce.
 
Là, il trouva le souper prêt, qui l’attendait : une grande écuelle de soupe fumante, dont l’odeur caressait, dès l’abord, agréablement les narines, et, à deux pas de là, près de la table, La Candeur et Vladimir qui, à son arrivée, s’étaient relevés assez brusquement.
 
« Eh bien, on soupe ? leur demanda Rouletabille. Je commence à avoir faim, moi aussi. Mais qu’est-ce que vous faites là ? »
 
La Candeur venait de retourner rapidement une grande carte sur la table, et Vladimir regardait l’heure à sa montre.
 
« Encore cette vieille plaisanterie[1] ! fit en riant Rouletabille qui, décidément, paraissait ce soir de la meilleure humeur du monde, encore cette carte ! encore cette montre !… Ah ! ça, mais c’est toujours la carte de l’Istrandja-Dagh ! Vous n’allez pas prétendre tout de même que vous étudiez le plan des opérations sur une carte de l’Istrandja-Dagh quand nous nous trouvons à quelques kilomètres de Tchorlou !…
 
– Rouletabille, émit La Candeur qui paraissait le plus embarrassé, nous nous rendions compte du chemin parcouru…
 
– Voyez-vous cela !… »
 
Et Rouletabille, d’un tournemain, souleva la carte et la mit sens dessus dessous… Mais en même temps il découvrait sur la table tout un monceau de pièces d’or et d’argent. Il en fut comme ébloui, cependant que les deux compères, consternés, ne savaient quelle contenance tenir.
 
« Eh bien, mes petits pères !… » fit Rouletabille.
 
Et il examina l’envers de la carte qui était divisé en une quantité de petits cadres portant chacun un numéro, depuis le numéro 0 jusqu’au numéro 36…
 
« Alors quoi ? Vous jouez à la roulette ?
 
– Faut bien ! puisque tu nous confisques toujours nos jeux de cartes, soupira La Candeur.
 
– Passez-moi la montre, Vladimir ! »
 
Vladimir, qui avait remis précipitamment la montre dans sa poche, dut l’en retirer… et Rouletabille constata alors que cette montre, au lieu de marquer l’heure, avait une aiguille qui tournait sur un cadran marqué de 36 numéros et du 0 et qui s’arrêtait sur l’un de ceux-ci suivant que l’on appuyait plus ou moins longtemps sur le système de déclenchement. Cette aiguille se mouvait si follement vite qu’il était impossible de savoir à l’avance sur quel numéro elle allait s’arrêter.
 
« Je comprends maintenant votre amour excessif de la géographie, dit Rouletabille, amour qui m’intriguait tant à la Karakoulé et aussi le besoin maladif que vous aviez de toujours savoir l’heure !… Il y a longtemps que vous avez cette montre-là ? demanda-t-il en la mettant dans sa poche.
 
– Monsieur, c’est une montre, répondit Vladimir, à laquelle je tiens beaucoup, car elle m’a été donnée il y a quelques années par une personne qui m’est chère.
 
– Par la princesse ?
 
– Justement, par la princesse… Ça a été son premier cadeau… Je partais pour Tomsk, où j’allais attendre avec quelques confrères de la presse moscovite les automobiles qui avaient entrepris le voyage de Pékin à Paris ; cette bonne princesse redouta que je m’ennuyasse pendant le voyage et me fit cadeau de cette montre-roulette pour m’amuser en route. Je dois dire, du reste, que cette montre m’a toujours porté bonheur. Et c’était toujours quand j’avais justement besoin d’argent. Ainsi lors de ce voyage, en revenant en auto de Tomsk à Paris, elle m’a procuré l’une des premières grandes joies de ma vie. Chaque fois qu’un pneu crevait, j’invitais mes compagnons à me suivre sur le talus de la route pendant que le chauffeur réparait le dommage, et là, sur le dos d’une carte divisée au crayon en petites cases, comme nous avons fait à celle-ci, et ma montre-roulette en main, on organisait une petite partie. Il y avait des pneus qui me rapportaient cent francs, d’autres deux cents, d’autres qui me mettaient à sec, car il fallait bien perdre quelquefois. Mais finalement, arrivé à Paris, de pneu en pneu, j’étais arrivé à gagner de quoi m’acheter une automobile.
 
– Mes compliments.
 
– Vous comprendrez, monsieur, que cette montre, à laquelle se rattachent d’aussi précieux souvenirs…
 
– Oui, vous y tenez beaucoup… Et cet argent ? tout cet argent ? Il y a au moins mille francs là, dit Rouletabille en faisant glisser toutes les pièces dans ses poches… D’où vient-il ? Je croyais, moi, que vous n’aviez plus le sou.
 
– Monsieur, dit Vladimir, qui pâlit devant le geste rafleur de Rouletabille, c’est les mille francs de M. Priski.
 
– Mais vous m’avez dit que vous les lui aviez refusés !
 
– Pardon, interrompit La Candeur, c’est moi qui t’ai dit cela… Mais Vladimir, lui, les a acceptés.
 
– Je les ai acceptés, corrigea immédiatement Vladimir, mais j’ai refusé ensuite de faire la commission.
 
– Oui, vous êtes un honnête garçon. Je m’en suis déjà aperçu plusieurs fois, répliqua Rouletabille… Eh bien, mes enfants, maintenant soupons !
 
– Monsieur, dit Vladimir, qui était soudain tombé à la plus morne tristesse, monsieur, si je tiens à ma montre, je tiens aussi beaucoup à cet argent que je n’avais pas encore perdu.
 
– Avant de le perdre, dit Rouletabille en lui servant sa soupe, il faudrait l’avoir gagné. Cet argent n’est pas plus à vous qu’à moi. Il est à M. Priski, puisque vous avez refusé de faire sa commission.
 
– C’est tout à l’honneur de Vladimir, apprécia La Candeur. Tu ne vas pas rendre cet argent à M. Priski… peut-être ?
 
– Non, non rassure-toi… J’ai son emploi tout trouvé.
 
– Qu’est-ce que tu vas en faire ?
 
– Je vais vous dire tout à l’heure, au dessert. »
 
Le souper fut assez triste, bien que Rouletabille se montrât de belle humeur, mais il n’arrivait point à dérider les deux partenaires.
 
« Écoutez ! finit par dire Rouletabille, je vais vous rendre cet argent !
 
– Ah ! ah ! éclatèrent les deux autres.
 
– Seulement, vous allez faire exactement ce que je vais vous dire…
 
– Compte sur nous…
 
– Cet argent, vous allez le jouer…
 
– Vive Rouletabille !…
 
– Et le perdre…
 
– Oh ! Oh !… est-ce absolument nécessaire de le perdre ? firent-ils en se renfrognant.
 
– Absolument nécessaire…
 
– Et contre qui allons-nous le perdre ?
 
– Tout à l’heure, vous allez débarrasser la table et la pousser sur le seuil de la porte, expliqua Rouletabille. Sur cette table vous installerez votre roulette en exprimant, tout haut, que l’on étouffe dans cette chambre et que vous sentez le besoin de prendre l’air… Sur quoi vous vous mettrez à jouer d’abord entre vous… Jetez tout votre or, tout votre argent sur la table !… Il y a près de là des soldats qui jouent aux osselets, ils viendront vous voir jouer à la roulette ; aussitôt ils se mêleront au jeu ; vous les laisserez gagner !
 
– Tout notre argent ?
 
– Tout votre argent ! si vous leur gagniez le leur ils ne vous laisseraient pas partir, tandis que lorsqu’ils vous auront vidés, ils ne s’occuperont plus de vous, se disputeront ensemble votre mise, et nous, nous nous « carapaterons » !
 
– Compris ! dit La Candeur, qui ne tenait pas outre mesure à cet argent qu’il n’avait pas encore gagné à Vladimir.
 
– Oui, compris… mais c’est cher ! observa mélancoliquement Vladimir.
 
– Ça n’est pas trop cher si l’on songe à ce que nous ferons pendant qu’ils joueront, dit Rouletabille, car il ne s’agit pas seulement de nous sauver, mais encore de délivrer un pauvre prisonnier qui se trouve dans la chambre à côté.
 
– Ah ! ah ! fit La Candeur.
 
– Oh ! alors si c’est une question d’humanité ! exprima philosophiquement Vladimir.
 
– Et qui est-ce donc que ce prisonnier-là ? demanda La Candeur.
 
– Ce prisonnier-là, c’est tout simplement Gaulow, messieurs !…
 
– Gaulow ! s’écrièrent-ils, l’abominable Gaulow !…
 
– Lui-même !…
 
– Le prisonnier d’Athanase ! s’exclama Vladimir.
 
– Le mari d’Ivana ! gronda La Candeur.
 
– Le bourreau du général Vilitchkov ! surenchérit Vladimir.
 
– Et c’est ce misérable, continua La Candeur, ce bandit qui a failli te prendre celle que tu aimes, après avoir assassiné le père et la mère et vendu la petite sœur de ton Ivana, c’est cet homme que tu veux sauver !…
 
– En sacrifiant mes mille francs ! gémit Vladimir.
 
– Il est beau, ton « pauvre prisonnier », conclut La Candeur.
 
Et puis il y eut un silence et puis Rouletabille dit en se levant :
 
« C’est bien, je vais le délivrer tout seul. »
 
Et il fit mine de partir, après avoir ramassé un couteau sur la table.
 
« Allons ! Allons ! s’exclama La Candeur en lui barrant le chemin, ne fais pas ta mauvaise tête… Tu sais bien que l’on fera tout ce que tu voudras !
 
– Peuh ! marmotta Vladimir, il est bon, lui !… On voit bien que ce n’est pas avec son argent !
 
– Qu’est-ce que vous dites, Vladimir ?
 
– Je dis, Rouletabille, que c’est dur d’abandonner mille beaux levas à des gens qui ne sauront point en jouir, mais qu’il ne faut point hésiter à le faire du moment que vous le demandez, car vous devez avoir quelques bonnes raisons pour cela…
 
– Certes ! acquiesça le reporter, il s’agit tout bonnement du bonheur de ma vie.
 
– Du moment qu’il faut délivrer le mari pour que tu sois heureux en ménage, délivrons-le ! fit La Candeur, mais du diable si j’y comprends quelque chose !
 
– Tu comprendras plus tard, La Candeur, prends ce couteau et suis-moi. »
 
Ils sortirent tous deux et s’en furent sur les derrières de la maison. Là, Rouletabille montra la petite fenêtre à La Candeur et lui dit à son tour :
 
« Regarde ! »
 
Quand La Candeur eut fini de regarder, il lui dit :
 
« Qu’est-ce que tu as vu ?…
 
– Bien qu’il ne fasse pas bien clair dans cette échoppe, répondit l’autre, j’ai vu, à la lueur des feux de la cour, le sieur Gaulow à ne s’y point méprendre.
 
– Il est toujours adossé à la muraille ?
 
– Oui, tout près de la petite fenêtre ; en allongeant le bras à travers les barreaux, je pourrais lui planter ce couteau dans le cœur et il n’en serait plus jamais question.
 
– Garde-t’en bien, malheureux ! fit Rouletabille, très ému… Jure-moi que tu ne toucheras pas à un cheveu de sa tête !
 
– Il est donc ton ami, maintenant, le brigand ?
 
– Jure-moi cela ?
 
– Eh ! c’est entendu, que faut-il faire ?
 
– Tu vas voir comme c’est simple ! Tu commences à jouer avec Vladimir, les autres viennent et jouent… Moi, je m’en mêle. Alors, tu pars et tu viens ici. Pendant que nous faisons le boniment de l’autre côté, tu profites de l’inattention des gardiens pour attirer le regard du prisonnier ; tu lui montreras le couteau et tu lui diras ou feras comprendre que tu désires couper ses liens, d’abord il sera étonné et puis se prêtera à l’opération en élevant les bras : une fois les bras délivrés il coupera lui-même les liens des jambes et il s’enfuira par la petite fenêtre.
 
– Il y a les barreaux ! dit La Candeur.
 
– S’il n’y avait pas les barreaux, je n’aurais pas besoin de toi !… Tu es homme à me les desceller d’un coup ! »
 
La Candeur prit un barreau dans son énorme poing et commença de le tordre en le tirant à lui.
 
« Je sens qu’il vient, dit-il.
 
– Eh bien, je te laisse !… Il faut que tout soit prêt dans un quart d’heure. À ce moment, je crierai de toutes mes forces, et tu m’entendras parfaitement d’ici : Trente-six, rouge, pair et passe ! Cela signifiera que les gardiens sont très occupés à jouer ou à regarder jouer et que vous pourrez y aller en toute confiance. Tu finis de faire sauter le barreau, tu aides l’homme à sortir de là et tu le conduis sous l’arbre où l’attendra un cheval que je vais faire seller immédiatement par Tondor. Nous en avons un de trop ; tu vois comme ça tombe !…
 
– Et après ?
 
– Eh bien, après, quand l’homme sera parti à fond de train, tu viendras nous rejoindre tranquillement dans la cour, tu te mettras à la partie et le reste me regarde… C’est entendu ?…
 
– C’est entendu !… Mais que diable…
 
Trente-six, rouge, pair et passe ! Rappelle-toi.
 
– Oui ! oui !… »
 
Rouletabille là-dessus s’en fut parler à Tondor, qui se mit aussitôt non seulement à seller le cheval de M. Priski, mais encore les autres, puis le reporter revint auprès de La Candeur, lequel, en silence, et par effort soutenu, avait à peu près descellé les barreaux, sans que personne, à l’intérieur de la bicoque, pas même le prisonnier, s’en fût aperçu. Rouletabille, après avoir félicité La Candeur, rentra avec lui dans la cour. Vladimir avait déjà sorti la table, étalé sa carte, pris sa montre-roulette, quand Rouletabille et La Candeur apparurent. Du plus loin qu’il les aperçut, il leur proposa une partie. Rouletabille se récria joyeusement et aussitôt jeta tout l’argent sur la table en proclamant qu’il allait tenir la banque. Les soldats aussitôt accoururent et les deux gardiens qui s’étaient tenus jusqu’alors à l’intérieur du réduit se montrèrent sur le seuil. Le jeu commença. Au bout de cinq minutes, les sous-officiers, voyant que la banque perdait toujours et qu’il suffisait à Vladimir de mettre une pièce sur un numéro pour qu’il fût couvert d’or par Rouletabille, qui annonçait les numéros qu’il voulait, risquèrent quelques levas et gagnèrent. Comme il était entendu, La Candeur alors s’esquiva. L’officier survint, qui fut heureux à son tour. On se bousculait autour de la table ; les deux gardiens étaient maintenant tout à fait sortis du réduit. Ils étaient montés sur une pierre et ne prêtaient d’attention qu’au jeu.
 
Un quart d’heure se passa ainsi, puis Rouletabille s’écria tout à coup :
 
« Trente-six, rouge, pair et passe !… »
 
Il y eut des cris, des exclamations, tout un tumulte, car Vladimir, sur un coup d’œil de Rouletabille, avait chargé le trente-six. La banque avait sauté ! l’officier et les sous-officiers applaudirent. Vladimir et les soldats firent chorus.
 
Rouletabille alors ordonna à Vladimir de prendre à son tour la banque, ce qu’il fit sans dissimuler du reste son peu d’enthousiasme. Rouletabille avait gardé en main la roulette et annonçait lui-même les numéros, de telle sorte que maintenant tout l’or de Vladimir s’en allait dans la poche de l’officier et du sous-officier, avec applaudissements réitérés des soldats que la proclamation de chaque numéro, répété en bulgare par l’officier, mettait en joie.
 
Sur ces entrefaites, La Candeur reparut. Il fit un coup de tête et Rouletabille comprit que tout était terminé. Le reporter poussa un soupir et trembla de joie. Sur un dernier coup, il fit tout perdre à Vladimir, qui régla le jeu d’une façon assez maussade.
 
« Décidément, ça n’est pas une bonne affaire que de tenir la banque ! exprima gaiement l’officier.
 
– Euh ! ça dépend, dit La Candeur, en hochant la tête. Il suffit quelquefois d’un coup pour que la banque rafle tout ce qui est sur la table.
 
– Eh bien, tenez donc la banque à votre tour ! »
 
Mais à ce moment, on vit accourir Tondor, qui poussait des cris furieux :
 
« Monsieur ! monsieur on nous a volé un cheval !
 
– On nous a volé un cheval ! répéta Rouletabille, en manifestant aussitôt la plus méchante humeur. Ce n’est pas assez que l’on gagne tout notre argent, il faut encore que l’on nous vole un cheval !
 
– Il faut voir cela, dit l’officier.
 
– Comment, s’il faut voir cela ! Je crois bien qu’il faut voir cela ! s’écria Vladimir. Nous avons des chevaux qui nous ont coûté cher ! »
 
Et tous se mirent à courir derrière Tondor qui sortait de la cour, en donnant des explications. Il arriva ainsi sous son arbre et narra, avec force gestes destinés à traduire son indignation, que l’on avait abusé de son sommeil pour voler un des cinq chevaux dont il avait la garde.
 
« Enfin, messieurs, ce garçon a raison, dit Rouletabille, vous nous avez vus arriver avec cinq chevaux, et maintenant il n’y en a plus que quatre. Je me plaindrai au général-major…
 
– Monsieur, dit l’officier, calmez-vous. Je vais faire procéder à une enquête et je vous jure que nous le retrouverons, votre cheval ! »
 
Sur ces entrefaites, on entendit les cris des gardiens à la petite fenêtre.
 
« Le prisonnier ! le prisonnier ! » criaient-ils en bulgare.
 
L’officier se précipita :
 
« Quoi ? le prisonnier ? »
 
Les autres montrèrent les barreaux descellés et expliquèrent comme ils purent que, profitant de ce qu’ils avaient le dos tourné, le prisonnier s’était enfui… Aussitôt l’officier courut à Rouletabille.
 
« Monsieur, savez-vous qui a pris votre cheval ? C’est le prisonnier d’Athanase Khetew qui vient de s’échapper et qui a sauté sur la première bête qu’il a rencontrée…
 
– Le misérable ! s’écria Rouletabille. Et dans quelle direction est-il parti ?…
 
– Oh ! sans nul doute, dans celle de Constantinople. Vous comprendrez qu’il en a assez des Bulgares ! Mais moi, que vais-je dire à Athanase Khetew quand il va revenir tout à l’heure ?… D’autant plus qu’il m’est défendu par ma consigne de bouger d’ici… Le prisonnier peut courir !
 
– Monsieur, s’écria Rouletabille, ne vous lamentez pas. Nous rattraperons notre cheval et nous vous ramènerons votre prisonnier. En selle ! messieurs, en selle !… »
 


[1] Voir les incidents du Château noir.