Les Aventures de Rouletabille

| XXVI - La dernière aventure de M. Kasbeck.

  

  

  

 
« Bravo ! s’écria Rouletabille… alors ne me parle plus jamais d’Athanase ?…
 
– Ni d’Athanase, ni de Gaulow, ni de Kasbeck, ni de personne !…
 
– Aïe ! fit Rouletabille… Je crains bien que nous ne parlions encore de ce Kasbeck.
 
– Pourquoi ?
 
– Tu vas voir !… »
 
Et il se leva, après avoir déposé un chaste baiser sur le front de sa fiancée.
 
« Il est cinq heures », dit-il très haut.
 
Et il répéta : « Il est cinq heures… il est cinq heures… » sur un ton de plus en plus élevé.
 
Alors la tapisserie se releva et l’eunuque qu’il avait déjà vu tout à l’heure, entrouvrit la porte devant le fantôme noir de Canendé Hanoum. La princesse s’avança, et froidement, dit à Rouletabille :
 
« Je dois attendre Kasbeck.
 
– Dans la lettre que je vous ai remise, répondit Rouletabille d’une voix ferme, il est dit que même si Kasbeck n’est pas ici à cinq heures, vous devez nous laisser partir !
 
– C’est exact, répondit Canendé Hanoum ; mais avant-hier Kasbeck m’avait dit de ne rien faire de définitif avant de l’avoir revu. Du reste, il n’y a aucune raison pour qu’il ne vienne pas !…
 
– Madame, répliqua Rouletabille, il se peut en effet qu’il vienne, et je crois en effet qu’il viendra. Mais vous n’ignorez pas que Kasbeck a pris certaines précautions contre moi : il pouvait craindre, en effet, qu’après être entré en possession de Mlle Vilitchkov, je livrasse le secret du trésor au gouvernement ou à quelque autre !… Et il a, pendant quelques jours, par précaution, puisé dedans… Tout ce qu’il a pu prendre déjà a été apporté ici : je le sais… Or voici ce que j’ai à vous dire : je ne suis pas moins prudent que Kasbeck et je pouvais craindre qu’après être entré en possession des trésors, le seigneur Kasbeck ne gardât Ivana. Aussi ai-je arrangé que quoi qu’il arrivât – même si Kasbeck n’était pas ici aujourd’hui à cinq heures – on me laisserait sortir d’ici avec Mlle Vilitchkov, qui devait être amenée chez vous (j’ignorais qu’elle y fût déjà). Madame, si, dans dix minutes je ne suis pas sorti d’ici, tout est perdu pour vous, car j’ai laissé un pli à mes amis, qui l’iront porter au gouvernement. On trouvera ici, je le sais, outre Mlle Vilitchkov et moi, les choses très précieuses auxquelles je faisais allusion tout à l’heure et auxquelles vous tenez certainement beaucoup, et sur l’origine desquelles j’aurai éclairé le gouvernement. Madame, comprenez bien qu’il faut nous laisser partir sans esclandre, sans quoi vous pouvez être sûre qu’un secours immédiat nous viendra du dehors et que tout cela fera beaucoup de bruit. Laissez-nous partir, et le dédain que j’ai montré de toutes ces richesses vous est un sûr garant que je saurai garder, relativement à ce que vous avez pris et à ce qui vous reste à prendre, le plus grand secret !… Madame, vous avez encore cinq minutes pour réfléchir… »
 
Canendé Hanoum disparut.
 
Les jeunes gens ne devaient plus revoir son funèbre tchartchaf… Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le nègre venait les chercher, les remettait au cavas, lequel leur ouvrait la porte de la rue et les saluait fort honnêtement.
 
Ils sautèrent dans la voiture, qui prit, au grand trot, le chemin de Péra.
 
« Enfin !… enfin !… enfin !… » soupirait Ivana, qui laissait aller sa jolie tête sur l’épaule de Rouletabille.
 
Celui-ci lui dit :
 
« Kasbeck ne pouvait pas venir, parce que Kasbeck est mort !…
 
– Tu dis ?
 
– Écoute bien. Après avoir découvert la chambre des trésors, je ne suis plus descendu qu’une fois dans cette chambre avec Kasbeck, et après avoir pris de grandes précautions pour retrouver notre chemin. Les nuits suivantes, Kasbeck y descendait seul : mais je redoutais quelque accident et j’avais exigé que Canendé Hanoum fût avertie qu’elle devrait remettre ta chère personne entre mes mains aujourd’hui à cinq heures, sans quoi je menaçais de tout dévoiler !… Hier même, prévoyant quelque funeste contretemps, je fis écrire par Kasbeck cette lettre que j’ai remise aujourd’hui à Canendé Hanoum. Du reste, Kasbeck comprenait très bien mes craintes et ne fit aucune difficulté pour me donner cette « assurance » que je lui dictais : il était persuadé que je ne tenais qu’à toi !… Et c’est la vérité, tu le comprends !… Je n’ai pas gardé un morceau de tous ces trésors-là !… Le premier sac de joyaux que j’avais rapporté, je l’ai remis à Kasbeck le lendemain, pour lui prouver la réalité de mes recherches et de ma découverte ! Ces richesses ne m’appartiennent pas ! Elles appartiennent aux crimes qui les ont accumulées ! Il m’eût semblé que si j’en détournais quoi que ce fût, elles nous porteraient malheur !… Eh bien, Ivana, c’est vrai que ces trésors portent malheur… Après avoir porté malheur à Abdul-Hamid et à Gaulow, ils viennent de causer la perte de Kasbeck !…
 
« La Candeur et moi, cette nuit, près de la pièce d’eau, dans le jardin d’hiver, nous avons en vain attendu le retour de Kasbeck… Et comme il ne revenait pas, j’ai revêtu à mon tour l’habit de scaphandrier et je suis descendu dans la vasque. Là, j’ai trouvé la vasque fermée, et la porte si bien close que l’on eût juré qu’il n’y avait pas de porte ! Kasbeck était resté enfermé dans la chambre des trésors et avait dû, sans le savoir, s’y enfermer lui-même !… Tu penses qu’Abdul-Hamid devait avoir un système de fermeture à l’intérieur comme il devait en avoir un à l’extérieur. Il devait pouvoir s’enfermer quand il était là-dedans pour qu’on ne vienne pas le déranger… Kasbeck a certainement fait jouer par hasard ce système de fermeture, peut-être en touchant à la porte qui tourne facilement sur ses gonds… Cette porte, Kasbeck n’a pas su la rouvrir… De sorte que, de même que Gaulow, le voilà enseveli là-dedans avec son secret, parmi tous les millions qui y restent encore !… Mais qu’as-tu Ivana ? Tu ne dis rien ?… Ton silence m’effraie !|…
 
– Je suis en effet épouvantée, mon ami, de tous ces morts autour de notre bonheur ! De tous ces morts qu’il faut à notre bonheur ! Oui, oui, petit Zo, fuyons ! Rentrons à Paris ! Tant que je serai ici, dans cette ville des Mille et Une Nuits, je craindrai de voir revenir toutes ces ombres ! Qui me dit qu’à l’instant où je m’y attendrai le moins elles ne vont pas m’apparaître au coin de quelque rue, sur le seuil de la maison où tu me conduis ! Qui me dit qu’elles ne vont pas me tendre la main pour descendre de voiture !
 
– Ma pauvre petite Jeanne, tu délires ! On ne rencontre plus les ombres de ceux qui sont morts, étouffés au fond des eaux !
 
– Est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait ? Allons-nous-en !… »